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NOMBRES ETRANGERS

(Mars 1994 - numéro 3)

 

Toxicomanie, les comptes en Suisse

Après la dossier consacrée aux chiffres sur la toxicomanie dans la précédent numéro de Pénombre, voici un commentaire sur les expérimentations suisses en matière de stupéfiants, qui pose la question des chiffres sur lesquels s'appuyer…

Dans l'édition du journal Le Monde du 8 janvier dernier paraissait un article intitulé "Drogués en Europe: aider ou sévir - Expériences controversées en Suisse". Cet article cite un certain nombre de chiffres qui ne sont malheureusement que très difficilement vérifiables en l'état actuel des données statistiques disponibles. On nous parle en effet de quelques trente mille consommateurs de drogues dures" sur les sept millions d'habitants que compte notre pays. Étant donné qu'aucun recensement des toxicomanes n'est effectué, un tel chiffre peut tout au plus être considéré comme une estimation.

Par ailleurs, les résultats d'une enquête téléphonique menée en 1991 permettent d'estimer à environ 75'000 les personnes de 17 à 45 ans (soit 2,5% de la population de cette tranche d'âge) qui ont consommé au moins une fois dans leur vie des drogues dures, un quart d'entre elles (soit environ 19'000) en ayant consommées durant l'année précédant l'enquête(1). Toutefois, il est à relever que de telles enquêtes téléphoniques ne s'adressent généralement qu'à des consommateurs intégrés socialement et que cette estimation ne couvre dès lors vraisemblablement pas tout le phénomène. Pour ce qui est du cannabis, toujours selon la même enquête, il y aurait en Suisse environ un demi million de personnes de 17 à 45 ans qui en auraient consommé au moins une fois durant leur vie.

 

Chiffres osés

Un autre chiffre cité de manière un peu téméraire par Le Monde voudrait que "15% de la population carcérale se trouve en détention pour des délits liés à la drogue". S'il est en effet certain que le problème du surpeuplement carcéral n'existerait pas dans la même mesure que ce n'est le cas actuellement si les infractions liées aux stupéfiants étaient moins sévèrement - ou pas du tout - réprimées(2), il n'est toutefois pas aisé d'estimer le poids des délits de drogue sur la population carcérale. Il est en effet relativement rare qu'une personne soit condamnée pour infraction à la seule loi fédérale sur les stupéfiants et il n'est pas possible de déterminer la part de la peine infligée pour les infractions liées à la drogue, ni d'ailleurs le rôle joué par les stupéfiants dans la commission des autres infractions.

 

Libéralisation, répression, expérimentation

Ces quelques remarques nous permettent de constater que, même s'il est difficilement quantifiable, le phénomène de la drogue est un problème majeur en Suisse. Une manière non statistique mais bien plus probante de s'en persuader est de se rendre personnellement sur la scène ouverte de la drogue de Zurich où règnent la misère et la déchéance humaine la plus totale. Le problème de la drogue divise de surcroît notre petit pays en deux: d'un coté, on propose une réponse très répressive au phénomène (tendance émanant essentiellement de la partie francophone de la Suisse), et d'autre part on prône une certaine libéralisation (surtout en Suisse alémanique). Afin de lui permettre de définir sa politique future en matière de stupéfiants, le Gouvernement fédéral a autorisé certaines expérimentations de distribution gratuite de stupéfiants sous contrôle médical. Ces expérimentations ne font bien entendu l'unanimité ni en Suisse, ni en Europe. Il n'est en effet pas aisé de justifier l'achat par la Suisse d'héroïne à une entreprise française, alors que ces deux pays connaissent des législations très punitives en matière de trafic de stupéfiants. Il n'est pas certain non plus, selon les opposants à ces expérimentations, qu'il soit véritablement indiqué de vouloir traiter le mal par le mal: "quel thérapeute prétendrait améliorer l'état de santé et favoriser la réinsertion sociale d'un alcoolique en lui fournissant un alcool agréé, affirmant qu'il démarginalise et aide à la communication" s'écrient-ils(3). Il faut toutefois relever que ces expérimentations sur trois ans sont limitées à un nombre très restreint de toxicomanes (700 au total dont 250 sont concernés par l'héroïne) et - contrairement à ce que laisse entendre l'article paru dans Le Monde - ce ne sont pas en premier lieu des "prostituées dont la dépendance est avérée depuis plus de deux ans" qui sont visées par ces programmes expérimentaux.

 

Scène ouverte ou tolérance?

Dans ce contexte, il est encore nécessaire de rappeler que tout ce qui se passe en Suisse dans le domaine des stupéfiants n'est pas forcément expérimentation contrôlée. Nous pensons ici en particulier aux scènes ouvertes (essentiellement à Zurich et à Berne) qui n'ont rien d'expérimental, mais qui sont le résultat, d'une part de la tolérance (certains parleront de laxisme) de certaines autorités cantonales, et d'autre part du développement de la lutte contre le sida. C'est en effet autour d'un centre de distribution de seringues neuves (échangées contre des seringues usagées en vue de la non prolifération du VIH) que s'est développée la scène ouverte zurichoise. Cet endroit a par la suite attiré vendeurs et consommateurs provenant de toute la Suisse ainsi que de l'étranger, pour devenir le lieu où se manifeste l'un des problèmes les plus préoccupants de notre pays. Afin de tenter de remédier à la situation zurichoise, certains proposent de libéraliser la consommation de stupéfiants et/ou de créer des scènes ouvertes dans tout le pays, ce qui permettrait en quelque sorte de diluer le problème. Les adeptes d'une telle politique tentent de la justifier en affirmant que les scènes ouvertes contribuent à la baisse du nombre de toxicomanes, puisqu'il a été démontré que les taux de prévalence de la consommation de drogues dures sont plus élevés pour les Suisses romands (2,6% durant les 12 mois précédant le sondage, pour des interrogés de 14 à 21 ans) que chez les Suisses alémaniques (1,7%)(4) où se trouvent justement les scènes ouvertes. Pour leur part, les partisans d'une politique répressive en matière de stupéfiants font principalement valoir que les scènes ouvertes contribuent - de par la loi de l'offre et de la demande et de la "libre" concurrence - à la chute des prix des stupéfiants (le gramme d'héroïne étant descendu bien au-dessous de 100 francs suisses) et donc à une tentation accrue des jeunes, puisque la dose d'héroïne coûte parfois moins cher que le gramme de haschisch ou que le verre de whisky.

Il est difficile de faite un pronostic sur l'avenir de la politique en matière de stupéfiants en Suisse. Une chose est pourtant certaine: le débat est ouvert et le peuple suisse devra se prononcer lors d'une votation, puisque plusieurs initiatives populaires(5) concernant le sujet ont été déposées.

 

André Kuhn

 

(1) Cf. Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne, Evaluation des mesures de la Confédération destinées à réduire les problèmes liés à la toxicomanie (Phase I), 1993, pp. 1/3, 15ss, 37s.

(2) A ce propos, Cf. A. Kuhn, Punitivité, politique criminelle et surpeuplement carcéral, Berne: Haupt, 1993, pp. 127ss.

(3) Cf. par exemple P.-Y. Albrecht, "L'héroïne: en distribuer ou pas? - Un choix démagogique", Forum prison et liberté, n° 5 (mars 1992), p. 4.

(4) Cf. M. Killias, J. Rabassa, P. Villettaz, "Drogenkonsum und abweichendes Verhalten", Drogalkohol 3/93, pp. 183-194.

(5) L'initiative populaire consiste en une demande présentée par un minimum de 100'000 citoyens suisses ayant le droit de vote et réclamant une modification constitutionnelle (art. 121 Cst.).