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CLARTES

(Février 1995 - numéro 6)

 

La statistique : une morale pour le durcissement de la réalité

Ce texte vient en réaction et discussion à l'intervention d'Alain Desrosiéres. Il reprend une intervention orale, avec les imperfections que cela suppose.

Des propos d'Alain Desrosiéres, je retiendrai tout d'abord l'idée de tension. Celle-ci s'instaure, pour la statistique, entre sa prétention à constituer une référence aux débats sociaux, grâce à l'objectivation à laquelle elle se livre, et son implication permanente dans le débat, au point qu'elle devient, elle aussi, objet de débat. La dimension réflexive de la production statistique sur les objets qu'elle prétend distinguer pose problème. Elle sape les fondements de sa "neutralité", puisqu'elle introduit le doute sur les conditions de l'élaboration des catégories qu'elle mobilise. En particulier, l'utilisation de la statistique dans deux registres disjoints, quoique entretenant de fortes relations, accentue le brouillage. Il s'agit d'une part du registre de la prescription et de l'action, qui implique une notion de choix et de prise de décision. Ce registre est du ressort de l'État, donc du politique. D'autre part, la statistique relève de la description et de la connaissance; elle fournit une intelligibilité à la structuration de la société. Ce second registre est celui du champ scientifique.

 

L'élaboration des catégories

Pourtant, cette distinction, pour ne pas dire cette rupture épistémologique, opère souvent comme un écran de fumée. L'objectivation des objets sociaux à laquelle se livre la statistique repose sur un processus historique de construction, qui conduit à intérioriser, entre autres, les déterminants du politique. Comme le rappelle Alain Desrosières, "il est possible de reconstituer une genèse, et les pratiques sociales qui ont conduit à un objet statistique durci. Il y a des processus historiques et sociaux de construction et de durcissement des équivalences et des schèmes mentaux. Il appartient à la science de les reconstituer, en décrivant comment les faits sociaux deviennent des choses, à travers les coutumes, le droit ou des luttes sociales." Interroger les processus historiques d'élaboration des catégories permet d'en comprendre non seulement le sens, c'est à dire ce que recouvrent réellement ces catégories, mais aussi leurs usages possibles.

On peut ainsi considérer que la construction de catégories "ethniques" fournit une illustration de la tension qu'évoque Alain Desrosières. Relativement répandues et employées par le "sens commun" (vous, nous) et par les médias (eux), ces catégories souffrent d'une forte illégitimité dans les deux registres de la statistique: le champ politique et le champ scientifique. Trop vagues et marquées d'une tache historique indélébile, elles empoisonnent le débat sur l'immigration, opposant les tenants d'une légalité républicaine qui ne distinguerait qu'entre étrangers et Français, en s'accommodant néanmoins de "Français par acquisition", et les thuriféraires de l'ethnicité qui traqueraient les origines les plus lointaines. On ne reviendra pas ici sur la teneur des débats, ni sur les arguments échangés, le sujet demande de longs développements et Pénombre saura leur donner toute la place qu'il convient. Soulignons simplement que du point de vue de la statistique, la distinction entre le registre de l'action et celui de la connaissance n'est pas réalisée. En effet, l'une des raisons principales, sinon la raison essentielle, qui justifie l'absence de catégories ethniques en France tient précisément au danger que ferait courir leur utilisation sur les populations concernées. Pire encore, la reconnaissance d'une fragmentation ethnique menacerait la cohésion nationale, pourtant déjà bien malmenée.

 

L'Etat, les statistiques

La congruence entre raison d'État et statistique soulève bien des interrogations et met en évidence l'occultation permanente de la "part étrangère" de notre histoire. De cette négation provient l'impossibilité de durcir un objet social fondé sur l'immigration, comme s'est durcie une stratification sociale incorporant la profonde transformation des métiers après l'industrialisation au cours du XIXe siècle. Or, il me semble qu'on assiste précisément aujourd'hui à ce durcissement, comme l'atteste le recours permanent, par les médias, à des catégories ethnicisées pour rendre compte de l'actualité sociale. Dans ce processus, les sciences sociales se tiennent étrangement en retrait, préférant le rôle d'instances morales à celui de révélateur des transformations de la société. Une sorte de mépris souverain à l'égard des constructions collectives mobilisées par les acteurs sociaux se développe, isolant de plus en plus les chercheurs des objets dont ils doivent définir les contours. Faut-il rappeler l'interrogation de Luc Boltansky à propos de la constitution des "cadres" comme groupe social: "De quelle science souveraine pourrait-on bien s'autoriser pour contester la "réalité" d'un principe d'identité auquel les agents sociaux accordent leur croyance?".

Nous en revenons alors à la fameuse tension, celle-ci s'établissant désormais entre une épistémologie de la science qui exige que soient élucidés les processus de construction des catégories utilisées par les sciences sociales, et une éthique qui juge non pas de la rigueur de la construction, mais de sa viabilité morale. Il ne s'agit donc plus de savoir si la catégorie est opérationnelle, mais si elle est souhaitable.

Alain Dérosières a amplement démontré par ses travaux que l'ajustement de la grille de lecture de la société à la "réalité sociale" était le produit d'un rapport de force. C'est sans doute à cela que nous assistons actuellement.

 

Patrick Simon