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COIN D'OMBRES

(Mars 1997 - numéro 12)

 

La promenade de l'ombre

«C'était un peu avant midi. Je vis venir une ombre. Mais, pour mon étonnement, elle ne dépendait d'aucun corps et s'avançait librement toute seule.

Elle était couchée en biais sur le sol. Passait-elle près d'un trottoir, elle prenait soudain deux plis et, parfois, près d'un mur, elle se mettait toute droite comme pour défier quelqu'un, le soleil peut-être, elle dont aucun corps ne lui offusquait la vue.

Je me mis à la suivre au moment où elle disparaissait au tournant d'une rue très déserte, où il me sembla qu'elle ne s'engageait pas sans hésitation.

Mais ne faut-il pas la décrire, ou plutôt parler de son contour? On sait qu'une ombre varie, maigrissant ou s'allongeant démesurément et, au contraire, se tassant parfois jusqu'à prendre l'apparence d'un pot à tabac. Pour ce qui concerne cette ombre esseulée dont je parle, lorsqu'il paraissait qu'elle eût son apparence la plus normale, cette ombre avait quelque chose d'un homme jeune et bien fait, dont la moustache montrait parfois une pointe et dont le profil était pur.

Une jeune fille parut au bout de la petite rue où nous nous étions engagés et, quand l'ombre fut auprès d'elle, elle grimpa pour ainsi dire contre elle comme pour la baiser au front.

La jeune fille tressaillit et se tourna aussitôt, mais l'ombre avait passé, et, là-bas, s'éloignait en glissant, en rampant sur le pavé inégal de la ruelle.

La jeune fille, dont le visage était triste et calme comme celui de ceux qui ont perdu quelqu'un à la guerre, retint un cri et il me sembla que sur son visage se mêlaient la joie et le regret…»

 

Guillaume Apollinaire, La promenade de l'ombre et autres contes,
Petite bibliothèque Ombres, Éditions Ombres, Toulouse, 1995.