Pénombre
Bienvenue sur www.penombre.org
Publications
Home page
Rechercher
Contact
Numéros
Thèmes
Auteurs

VOYONS UN PEU

(Octobre 1997 - numéro 14)

 

Cartes sur table (d'écoute)

En réponse à une lettre ouverte de Pénombre (La lettre blanche n°13) Paul Bouchet, Président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, nous adresse le courrier suivant. Nous l'en remercions.

 

COMMISSION NATIONALE DE CONTRÔLE
DES INTERCEPTIONS DE SÉCURITÉ

Paris, le 15 septembre 1997

Monsieur le Président,

Vous avez souhaité connaître sur quels éléments s'était fondée la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité pour avancer le chiffre de 100'000 écoutes sauvages, tel que repris dans le journal Libération du 11 avril 1997.

Cette interrogation est légitime et la CNCIS s'est elle même interrogée sur la fiabilité des chiffres -100 ou 200 000- mentionnés dans divers reportages.

Il est clair que la CNCIS, pas plus que quiconque, ne dispose de moyens de comptage permettant de chiffrer avec précision un phénomène par nature clandestin.

Dès lors, l'objectif ne peut être, plus modestement et plus approximativement, que de proposer un ordre de grandeur du dit phénomène.

La seule méthode pour y parvenir consiste à regrouper et recouper le plus systématiquement possible les éléments d'appréciation pouvant être vérifiés.

C'est ce que la CNCIS s'est efforcée de faire dès sa création et plus particulièrement depuis l'affectation d'un magistrat chargé de mission à cette fin.

Deux faits massifs, étayés par l'abondante documentation réunie, s'imposent en ce domaine, à savoir, de façon générale, le développement considérable d'un véritable marché du renseignement, et, de façon plus particulière, la banalisation accélérée des divers procédés d'écoute.

 

1) Le développement du marché du renseignement

D'après le répertoire SIRENE, 4 741 entreprises en France, employant au minimum 45'000 personnes, ont pour activité principale "enquêtes et sécurité". Mais ces chiffres sont loin de rendre compte, à eux seuls, de l'activité en ce domaine ce qui en rend le contrôle d'autant plus difficile. A titre d'exemple, sur 40 sociétés autorisées par les pouvoirs publics à commercialiser de tels matériels, 38 exercent une activité principale dans un autre secteur, souvent éloigné du renseignement et de la sécurité:

  • commerce de gros de matériel électrique et électronique;
  • fabrication d'équipement d'émission et de transmission hertzienne;
  • fabrication scientifique et technique;
  • commerce de détail d'appareils électroménagers et de radiotélévision;
  • conseil en système informatique;
  • ingénierie et études techniques;
  • intermédiaires spécialisés du commerce;
  • travaux d'installations électriques;
  • conseil pour les affaires et la gestion;
  • fabrication d'ordinateurs et d'autres équipements informatiques;
  • fabrication de matériel de distribution et de commande électrique pour basse tension;
  • commerce de gros de machine de bureau et matériel informatique;
  • commerce de gros d'appareils électroménagers et de radiotélécoms;
  • commerce de détail divers en magasins ou services annexes à la production;
  • et même, entretien et réparation de véhicules automobiles, commerce de détail non alimentaire sur éventaires et marchés ou activités d'enseignement!

 

2) La banalisation des techniques d'écoutes

Les reportages réalisés récemment, tant par la presse écrite que par la presse audiovisuelle, font apparaître que le recours à des écoutes sauvages ou à des micro-émetteurs est considéré comme pratique courante par la plupart des professionnels, nonobstant les sanctions pénales encourues.

Ces pratiques sont corroborées par les rares dossiers jugés par les tribunaux (une cinquantaine par an seulement) qui font ressortir tout à la fois le nombre important des victimes concernées par la mise en cause d'un seul prévenu et l'intérêt de recourir à de telles méthodes. Ainsi lors de son procès devant le tribunal de grande instance de Paris le 27 juin 1994, le directeur d'une société de protection et de gardiennage a-t-il "souligné l'efficacité de ces pratiques qui étaient moins onéreuses que les filatures dont les résultats sont beaucoup moins performants".

En outre, les premiers contrôles effectués par les services de police auprès des entreprises spécialisées en ce domaine ont chaque fois fait apparaître des fichiers clients comportant plusieurs centaines de noms.

D'autres contrôles ont également permis de connaître l'importance des stocks d'appareils dont disposaient des firmes en assurant la vente et la location, tandis que la lecture des annonces publicitaires abondamment diffusées chaque semaine dans la presse spécialisée confirme la considérable extension de l'offre et de la demande.

Les écoutes sauvages ne sont pas constituées uniquement par des écoutes téléphoniques classiques mais de plus en plus par le recours à des appareils dont la miniaturisation, la variété et les performances toujours plus grandes rendent l'emploi aisé (micros en tous genres; scanners; attachés-cases-enregistreurs; stylos-espions; "harmonicas", etc, pour s'en tenir à quelques uns des plus connus).

La demande d'écoute est très large, tant dans le secteur purement privé (enquêtes de détectives dans des contentieux familiaux) que, de plus en plus, dans le secteur de l'espionnage industriel et commercial, sans parler des écoutes dites parallèles et des interceptions sur les lieux de travail facilitées par la généralisation des autocommutateurs.

Qu'il s'agisse du nombre de personnels aptes professionnellement à pratiquer des écoutes des divers types ou de celui des matériels permettant d'effectuer des interceptions, les informations recueillies conduisent pour les uns et les autres à une estimation de l'ordre du dizaines de milliers (sic).

Même en admettant une fréquence d'utilisation modérée de ces matériels (fréquence variable selon les utilisateurs), l'évaluation à 100'000 écoutes par an apparaît plutôt comme une hypothèse basse qu'une surestimation.

C'est pourquoi la CNCIS, a estimé devoir retenir ce chiffre, sous les réserves expressément indiquées, comme ordre de grandeur fiable, afin de sensibiliser l'opinion et les pouvoirs publics à un danger insuffisamment connu qu'il importe de dénoncer et de combattre.

Veuillez croire, Monsieur le Président, à mes sentiments les meilleurs.

 

Paul Bouchet