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PLACE DU MARCHE

(Décembre 1999 - numéro 20)

 

Pris sur le vif, prix sur le mort

"Route: le vrai prix des accidents" nous annonce à la Une Le Figaro du 31 juillet 1999. Moi, quand on m'annonce un "vrai" quelque chose, j'ai une alarme qui s'allume: pour qu'on me le précise, c'est que ce n'est pas si sûr que ce soit vrai… Voyons donc. Le sous-titre dit: "124'000 personnes tuées l'an dernier dans les 27 pays les plus riches. Un coût évalué à 2'755 millions de francs."

D'abord, je me suis dit: 2'755, quelle précision! Fortiches, les statisticiens de l'OCDE. Mais, on découvre ensuite que celui-ci a donné un chiffre de 420 milliards d'euros: si ceci veut dire que c'est précis à ± 10 GE (giga-euros) près, ça me paraît plus raisonnable. Ça a dû être converti en francs en utilisant la parité officielle à six chiffres significatifs (j'ai vérifié: ça colle). On aurait pu arrondir: 2'750 ou même 2'800 suffisait bien comme approximation de la "vraie" valeur. Au passage, je me suis demandé si les pays membres de l'OCDE sont les 27 plus riches. 27 ils sont, c'est incontestable. Le Luxembourg, qui est membre, est-il plus riche que l'Arabie Saoudite, qui n'en est pas? Il faudra vérifier.

Revenons au coût. D'après le sous-titre cité, les 2'755 milliards sont le coût des 124'000 morts. Soit un coût moyen du mort de 22 millions environ. Pardonnez le calcul macabre, mais ça fait cher. Pour en avoir le cœur net, je lis l'article: "Le coût de l'insécurité routière est revenu à 420 milliards d'euros." Passons encore sur l'expression "le coût est revenu". Ce n'est donc pas seulement les morts, c'est toute l'insécurité routière: incluant aussi, j'imagine, les blessés, les jours de travail perdus, les voitures cassées, les arbres et les murs abîmés, le salaire et le matériel des gendarmes, des juges, des avocats et des gardiens de prison, ceux des médecins, infirmières, kinés, etc. Bref, beaucoup plus que ce que le titre suggérait. Celui-ci était donc faux, très faux. A quoi servent les titres? à faire vibrer? à indigner? à inquiéter? à fourvoyer? Quand j'aurai un directeur de journal sous la main, il faudra que je le lui demande.

Mais, ce n'était là que les hors-d'œuvre. Venons-en au cœur de la question: celui qui abrite le "vrai". Qu'est-ce que "le coût de l'insécurité"? Ici, j'avoue, je perds pied. D'une part, pour en mesurer le coût, ne faudrait-il pas définir précisément l'insécurité? Et, préciser à quoi on la compare: à quelle situation de "sécurité"? Vous me direz que ceci doit être précisé dans l'étude de l'OCDE. Je l'espère: ce sont des gens sérieux. J'ai eu un instant l'idée de partir à la recherche de ladite étude.

Mais je me suis dit aussi: s'il faut se reporter à cette étude pour donner du sens à l'article du Journal, c'est que celui-ci n'a pas de sens en lui-même. Donc, même quand je me serais renseignée, que signifie cet article pour la grande majorité des lecteurs?

D'autre part, je devine que l'impressionnante addition qu'on nous révèle ajoute des lapins et des poissons. Il y a dans ce coût des choses qui ont été détruites (des voitures, etc.): le coût consiste à évaluer combien il faut payer pour les remplacer ou remettre en état. Il y a des prestations qui n'ont pas été rendues: des jours de travail non fait. Il y a des prestations qui ont été au contraire rendues: les interventions des gendarmes, des ambulanciers, des garagistes, des assureurs, etc. Et puis, il y a la valeur des "années de vie perdues": ceci peut soulever des interrogations sur le sens et même la légitimité d'une telle évaluation, mais moyennant des conventions on peut faire une estimation. Il y a donc une partie du chiffrage qui résulte d'une comptabilisation, malaisée mais à peu près claire; et, une autre qui est largement conventionnelle, c'est-à-dire arbitraire et contestable. Et puis, il y a des éléments qui ont manqué à l'économie: destruction de matériel, indisponibilité de travailleurs. Mais il y a aussi des éléments qui ont fait partie de l'activité économique: toutes les interventions avant, pendant et après les accidents. Ces deux composantes ne sont-elles pas de signe opposé? Faut-il en faire la somme? Ou la différence? Pourquoi, de la dernière partie, ne dirait-on pas qu'elle représente ce que rapporte l'insécurité?

Insolente, la Mélanie? Soit! Mais enfin, revenons au titre "le prix des accidents": quand on parle du prix du pain, du prix d'un billet de train, du prix d'un appartement, etc., il s'agit bien d'argent qui est payé par quelqu'un à quelqu'un d'autre. Non?

 

Mélanie Leclair