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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Mars 2004– numéro 36[Table des matières]

 

RISQUES DU VOYAGE

Chiffres en l'air et réflexions terre à terre

Chiffres en l’air et réflexions terre à terre

L’accident du Boeing 737-300 de la compagnie égyptienne Flash Airlines à Charm-el-Cheikh a aussitôt soulevé la question : “ les vols charters sont-ils moins sûrs que les vols réguliers ? ”. Les réponses relevées dans les médias ne sont pas homogènes et soulèvent des interrogations. Un retour aux sources (d’informations) permet-il de répondre à la question posée et d’orienter le choix du voyageur en fonction du risque d’accident ?

“ Les vols charters sont aussi fiables que les vols réguliers ” ?

Les professionnels du tourisme (Jacques Maillot et différents tour-opérateurs) ont été unanimes à affirmer que “ les exigences de l’aviation civile sont les mêmes pour les avions charters et les avions de ligne ” et que “ les compagnies charters n’ont jamais été aussi contrôlées et aussi encadrées ”, donc que “ les risques ne sont pas plus importants avec les uns ou les autres ”. Dans le même sens, les Dernières Nouvelles d’Alsace ont titré le 6 janvier, au lendemain du drame : “ Les vols charters aussi fiables que les vols réguliers ”, s’appuyant sur le fait que la procédure de contrôle est strictement la même, qu’un appareil assure des vols réguliers ou des vols spéciaux, malgré les rotations de plus en plus importantes auxquelles sont soumis certains avions dans un souci de rentabilité, et citant un tour-opérateur alsacien : “ à partir du moment où une compagnie vole et a les autorisations pour le faire, c’est qu’elle est sûre ”.

Les vols charters sont aussi sûrs que les autres, mais un peu moins ?

Différents médias ont voulu creuser cette question de la sécurité comparée des vols charters et réguliers, en s’appuyant sur des données chiffrées pour les uns, en privilégiant des données plus qualitatives pour les autres (cf. les contrôles des autorités suisses, les photos et les commentaires appuyés de voyageurs sur l’état des sièges des avions de Flash Airlines,…).

Libération a été parmi les tout premiers à aborder le débat. En première analyse, selon le journal qui s’appuie sur des chiffres du BAAA (le Bureau d’archives des accidents aéronautiques, à Genève), il y a eu en 2003 exactement 2 fois plus d’accidents aériens sur des vols réguliers (36) que sur des vols charters (18), mais, si on se réfère aux distances parcourues, on constate d’après les chiffres de l’IATA (International Air Transport Association) de 2002 que les compagnies régulières ont parcouru 2 milliards de kilomètres contre 699 millions pour les compagnies charters, ce qui donne un rapport de 1 à 1,5 au km parcouru entre vols réguliers et vols charters.

Puis Le Monde, dans son édition du 6 janvier, écrit à propos des compagnies charters : “ leur taux d’accident [aux compagnies charters] est environ le double de celui des compagnies aériennes classiques - les 20 plus grandes de ces dernières assurant 60 % du trafic et n’étant responsables que de 20 % des accidents. “

Plus dangereux donc, les vols charters ? Personne n’ose franchir le pas, semble-t-il. Le ministre lui-même semble absoudre à l’avance Flash Airlines, que les autorités suisses ont pourtant interdite de survol de leur pays. Et les commentaires, apaisants, relativisent les données précédentes : “ Le risque pris par le passager d’un charter ou d’un avion de ligne serait entre 100 et 1 000 fois plus faible que pour un adepte d’un sport extrême. Et si, en 2003, le transport aérien a fait 1 204 victimes dans le monde, lors de 162 accidents, le chiffre le plus bas depuis la Seconde Guerre mondiale, la route a fait - rien qu’en France - environ 6 000 morts ” (Le Monde, de nouveau).

Plus tranché, le quotidien Métro, se référant aux chiffres de la période 1996-2002, diffusés par l’Organisation internationale de l’aviation civile (OACI), écrit : “ plus d’accidents de charters ”. Effectivement, sur la période, le monde a connu quelque 310 accidents et 7 404 tués, soit une moyenne annuelle de 44,3 accidents (1 058 tués), 19,4 (799 tués) pour les vols réguliers et 24,9 (259 tués) pour les charters.

Enfin, France 2 revient sur le sujet dans son 20 heures du 7 janvier 2004, avec une série de chiffres qu’on reproduit fidèlement :
“ Selon des statistiques du ministère des Transports, chaque année en France (période 1997-2001) :

35 personnes meurent dans un accident d’avion,
14 personnes meurent dans un accident de train,
5 145 personnes meurent dans un accident d’automobile(1),

ce qui, “ rapporté au nombre de passagers ”, donne un nombre moyen de tués(2) de :

0,31 pour l’avion,
0,22 pour le train,
7,42 pour l’automobile.

Les chiffres de l’OACI pour 2002 font état de :

14 accidents de vols réguliers, et 791 tués,
19 accidents de vols non réguliers, et 201 tués. ”

Tout ceci suggère que les vols charters sont plus dangereux que les vols réguliers mais sans le démontrer clairement. Et d’ailleurs, que conclure des chiffres d’accidentologie aéronautique ? Que le risque est plus important avec des compagnies charters, 25 accidents par an contre 19, ou plutôt moindre (11 morts par accident de vol charter contre 41 en vol régulier) ? Surtout si l’on ne relie pas ces nombres d’accidents à des indicateurs de trafic ou de mouvements !

Retour aux sources

De façon générale, les interviews font plutôt état d’une absence de risque spécifique aux charters que semblent contredire les chiffres, mais les chiffres cités par les uns et par les autres ne reposent sans doute pas sur les mêmes sources.

Ainsi, France 2 se réfère à un total de 33 accidents en 2002, ayant fait 992 morts, alors que le BAAA fait état pour la même année de 95 accidents et 1 389 victimes, l’IATA de 20 accidents et 688 victimes tandis qu’une étude de Boeing sur les accidents aéronautiques depuis 1959 n’en recense que 9 ayant entraîné 702 décès. Plusieurs quotidiens ont par ailleurs publié les chiffres du BAAA pour 2003 : 36 accidents de vols réguliers et 18 de vols charters ayant provoqué des morts.

En fait, aucun de ces chiffres n’est faux, et aucune de ces sources n’est exhaustive.

Ainsi, l’IATA restreint son champ aux vols commerciaux sur des appareils construits par des constructeurs occidentaux, l’OACI, aux aéronefs de plus de 2,25 tonnes (depuis 1999), Boeing, aux jets commerciaux de plus de 60 000 livres de masse maximum, tandis que le BAAA comptabilise des accidents survenus à de petits appareils de type Ces- sna et le Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile (BEA), en France, tous les accidents survenus en aviation et non pas seulement commerciale.

Restons-en donc à l’aviation commerciale, c’est-à-dire, environ 375 compagnies dans le monde, 17 000 avions en service, avec, chaque année, quelques 20 millions de mouvements, 1,3 milliard de passagers et 3 500 milliards de passagers-kilomètres (dont le quart environ pour les vols charters). Sur la base des données OACI et IATA, le nombre de tués dans des accidents de l’aviation civile serait compris, en moyenne, entre 1 200 et 1 500 par an, dont 1 000 à 1 200 pour la seule aviation commerciale et 200 à 300 pour les vols charters(3).

Pour résumer, il y aurait donc 2 fois plus d’accidents de vols réguliers que de vols charters, provoquant au total 4 à 5 fois plus de morts mais, sur une base “ passagers-kilomètres ”, 1,5 fois seulement (et non 15 fois comme l’écrivait Libération).

Et ça prouve quoi ?

L’évocation du nombre d’accidents et de tués pour les vols commerciaux et les vols charters vise à considérer ces résultats comme des indicateurs de sécurité pertinents, ce qui est tout à fait discutable.

Ainsi, comme l’observait en 1999 Jean Belotti, ancien commandant de bord d’Air-France et consultant en sécurité aérienne : “ la vérité, pour qualifier le niveau de sécurité, est qu’en 1997, il y a eu, non pas 29 accidents, mais 152, concernant 6 354 personnes, dont 1 306 victimes, les 5 048 autres ayant, pourrait-on dire, ‘eu de la chance’ ; il est donc tout à fait fallacieux de n’utiliser que le nombre des ‘fatal-accidents’ ”. Comment admettre qu’un indicateur de sécurité puisse être affecté par le coefficient de remplissage d’un avion crashé, alors même que le risque effectif n’est pas affecté par le fait qu’il est bourré de passagers ou aux deux tiers vide ? De même, l’absence d’accident pendant une période longue ne saurait signifier que le risque a disparu.

On peut également affiner les analyses et prendre en compte à la fois le nombre de passagers transportés et les distances parcourues, en calculant un taux de passagers tués par cent millions de passagers-kilomètres (pour information : 0,0307 en vols réguliers pour l’OACI, en comptant l’équipage au titre de passagers).

Une fois encore, ce taux ne constitue pas un indicateur de risque satisfaisant. L’analyse des accidents selon les phases de vol (source DGAC) montre l’insuffisance de ce ratio : près de 70 % des accidents ont lieu durant les phases d’atterrissage (43,4 %) ou de décollage (24,8 %) et sont donc indépendants de la distance totale parcourue. De ce point de vue, le risque est pratiquement identique pour un vol Paris-New York ou Paris-Nantes ! Après tout, pourquoi ne pas ramener simplement le nombre des accidents au nombre de vols ?

Au final, en qualité de passager, ce qui m’intéresse est moins le nombre de tués potentiels que la probabilité que mon vol connaisse un accident sévère. Ce qui impose de tenir compte du fait que certains vols sont avec escale (donc à risque pratiquement doublé, comparé à une seule escale), en particulier sur des charters qui desservent plusieurs sites ou font une escale technique (exemple : Zurich – Sharjah – Colombo – Mahé – Zurich) et que certains aéroports sont réputés dangereux (Ténérife, Athènes, Nicosie, Mexico…) et sont aussi particulièrement fréquentés par des charters.

Daniel Cote-Colisson

NDLR – Plusieurs lecteurs ont fait part à Pénombre de leurs réflexions sur le même sujet. Ainsi Perline reprend-elle les chiffres du Bureau d’Enquête-Accidents (BEA) sur les accidents survenus au cours des sept dernières années à des vols réguliers et des vols charters, ainsi que des données d’un site spécialisé : www.airsafe.com. Elle observe : “ la différence entre le nombre d’accidents de vols réguliers et de charters est d’environ 10%  […] ; la différence de taux d’accidents mortels entre les deux types d’avions – vol régulier et charter – est de 10-1. Autant dire très inférieure à une quelconque valeur significative. ”

(1) - France 2 ne précise pas que cette moyenne de 5 145 tués par an se rapporte aux seuls automobilistes et leurs passagers, mais qu’il faut y ajouter les piétons et les conducteurs de deux roues ou de véhicules utilitaires pour retrouver le total des tués dans des accidents de la route, soit 7 964.
(2) - Ces ratios de 0,31, 0,22 et 7,42 suggèrent un niveau de risque pour les utilisateurs de ces moyens de déplacement. En fait, ils sont extraits d’un rapport de la sécurité routière et correspondent au “ nombre moyen de tués pour un milliard de passagers-kilomètres ” et non au nombre moyen de tués “ rapporté au nombre de passagers ” comme dit sur France 2. Si, en plus, il faut s’encombrer de détails…
(3) - Encore n’est-il pas certain que la distinction entre vol commercial et vol charter soit toujours rigoureuse, les compagnies régulières opérant également des vols charters (l’avion qui a conduit les familles à Charm-el-Cheikh a ainsi été affrété par le gouvernement français auprès d’Air France), tandis que des compagnies charters peuvent également intervenir sur des vols réguliers (Aéris, jusqu’à son dépôt de bilan).