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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Août 2004– numéro 37[Table des matières]

 

REVUE DE PRESSE

On ne vous cache pas tout...

Sur l’affiche de Ne dis rien, film de Iciar Bollain, un bandeau: “ 1 femme sur 10 est victime de violence conjugale ”. Sans guillemets sur l’affiche, sans ‘S’ à violence, non plus. Nos amies et amis de l’enquête sur les violences envers les femmes (Enveff) vont-ils recevoir des droits pour cet emprunt aux résultats de leurs travaux(1) ? La réalisatrice sera-t-elle mise au pilori par Pénombre pour avoir commis les sept (sinon huit) fautes qui la conduiront à l’enfer des statisticiens ? Cette publicité est la rançon du succès d’un message chiffré. Sortie de son contexte - une enquête menée en France en 2000 auprès d’un échantillon représentatif de 6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans, dont les résultats semblent indiquer que les enquêtes généralistes saisissent assez mal les violences conjugales en général - la proportion de 1 sur 10 prend une valeur symbolique. Sa valeur n’est plus de l’ordre de la mesure encadrée par un protocole savant. Le succès du message n’est pas forcément un succès pour les auteurs qui appelaient à plus de prudence dans le traitement des chiffres.

“ Une femme sur trois dans le monde subit des violences ” appartient aussi à ce registre. Le slogan - car ici il s’agit bien du slogan choisi par Amnesty international et cité par le Monde du 6 mars 2004 en titre d’une interview de la secrétaire générale de l’organisation - n’est pas relié à une source identifiable. L’interviewée dit : “ une femme sur trois dans le monde subit des violences sérieuses, qu’il s’agisse d’un viol, d’une agression sexuelle ou d’une attaque. ” Affirmation que l’on retrouve à l’identique sur plusieurs sites internet consacrés à la prévention de la violence familiale. Un rapport d’Amnesty est cité, qui renvoie à un autre organisme. En naviguant de sites officiels en sites militants et vice-versa, la proportion peut changer (un ancien rapport, d’Amnesty toujours, donnait en 2001 une femme sur cinq). Au détour d’un clic, un autre message vous saute aux yeux : “ aux USA, une femme est battue toutes les 15 secondes ” et vous vous dites que pendant le même temps, 15 secondes, en France, le déficit de l’assurance maladie augmente de 6 000 euros ; en dollars ça fait un peu moins. Au bout du compte, en fait, “ ces chiffres ne veulent plus rien dire ”, comme dit notre ministre de la Santé…

Et puis, si avec un peu de patience, on trouve l’origine de ce une sur trois. Un rapport, ou plutôt un numéro d’une série publiée par un organisme dépendant d’une université américaine(2). Entre autres choses, les auteurs font une revue d’environ 50 enquêtes menées dans les années 1990, indépendamment les unes des autres, dans 36 pays différents couvrant tous les continents. Cette revue permet aux auteurs d’écrire que dans ces “ enquêtes venues d’un peu partout dans le monde, de 10 à plus de 50 % des femmes déclarent avoir été battues ou blessées d’une façon ou d’une autre par leur partenaire homme à un moment de leur vie ”. Ils précisent aussitôt que pour des raisons de comparabilité, ils n’ont pas tenu compte des pressions psychologiques et des abus sexuels. On voit le fossé entre cette phrase publiée en 1999 et celle qui a été reprise dans le titre du journal Le Monde en 2004. Mais le mal est fait en grande partie par les éditeurs de la revue américaine eux-mêmes qui ont choisi le chapeau : “ Dans le monde au moins une femme sur trois a été battue, forcée à des relations sexuelles, ou violentée d’une autre manière au cours de sa vie ”. Passer d’une fourchette de 10-50 à 1/3, c’est de la bonne communication ; quant à l’élargissement des violences physiques à l’ensemble des violences, cela permet probablement d’ajouter le “ au moins ”…

Et le “ une femme sur trois ” connut ainsi une longue carrière jusque dans nos colonnes. Le journaliste qui a interviewé la présidente d’Amnesty international n’y fut sans doute pas pour grand-chose, d’autant plus qu’il n’est certainement pas responsable du titre. Le titreur a, quant à lui, glissé un message pour Pénombre en y insérant “ c’est une terreur cachée ”. Oui, on a vu, cette erreur cachée. Mais chez nous, de toute façon, ça n’est qu’une sur dix. On se rassure…

 

 

Bruno Aubusson de Cavarlay

 

(1). Équipe Enveff : Maryse Jaspard, Elizabeth Brown, Stéphanie Condon, Jean-Marie Firdion, Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Annik Houel, Brigitte Lhomond, Florence Maillochon, Marie-Josèphe Saurel-Cubizollzes, Marie-Ange Schiltz. Résumé des résultats dans le n°364 de Populations & Sociétés, Ined, 2001, accessible à http://www.ined.fr/publications/pop_et_soc/index.html.
10 % est avancé comme “ indice global de violence conjugale ”, c’est-à-dire la proportion de femmes de 20 à 59 ans ayant eu une relation de couple au cours des 12 mois précédant l’enquête (N=5 908) et ayant déclaré avoir subi du harcèlement moral ou des insultes répétées, ou du chantage affectif, ou des violences sexuelles au cours de la même période.

(2). L. Heise, M. Ellsberg and M. Gottemoeller, “Ending Violence Against Women”, Population Reports, Series L, n°11, December 1999, accessible à http://www. infoforhealth.org/pr/l11edsum.shtml#top