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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Novembre 2006– numéro 44[Table des matières]

 

SANTE


Sortons de cette fumée !

L'essentiel de l'argumentation à la base des mesures proposées pour lutter contre le tabagisme passif repose sur l’importance du nombre de décès qui lui sont attribués et la nocivité particulière de la fumée environnementale. Il est bien d’autres arguments tout aussi valables, qui justifieraient à eux seuls les politiques envisagées. Je crains qu’à vouloir trop prouver avec des arguments mal étayés on s’expose à discréditer les actions, en donnant des armes à ceux qui voudraient les voir échouer. La vérité devrait suffire.

Le nombre de décès

Il y a une quinzaine d’années, Catherine Hill, épidémiologiste de l’Institut Gustave Roussy à Villejuif, spécialiste du tabagisme et des cancers, me disait : « On peut estimer à peu près correctement le risque attribuable au tabagisme actif, quand il s’agit de 65 000 morts annuelles. Mais avec les petits nombres, quelques centaines, la marge d’incertitude est énorme et la tâche statistiquement quasi-impossible ». Elle estimait vraisemblable 100 à 300 cancers du poumon chez les non-fumeurs causés par la fumée des autres. En ajoutant les autres risques, elle jugeait 1 000 décès comme un grand maximum. Je me suis fait alors agresser parce que j’avais repris ces chiffres sur le plateau de FR3 en disant qu’à ce niveau, c’était certes un problème, mais pas un problème de santé publique comme le tabagisme actif ou l’alcoolisme.

En 1997, le Pr. Tubiana dans un rapport à l’Académie de médecine chiffrait à 105 le nombre de cancers du poumon liés au tabagisme passif. C’était tout à fait compatible avec l’estimation de Catherine Hill. Mais il évaluait le nombre total de décès entre 2 500 et 3 000. Cela ne résultait pas d’une enquête : c’était l’extrapolation à la France de l’énorme inflation de l’estimation des décès d’origine cardiovasculaire attribués au tabagisme passif dans les statistiques des USA. Ces estimations reposent le plus souvent sur la comparaison des risques encourus selon que, ne fumant pas, on vit avec un conjoint fumeur ou non-fumeur. Elles posent cependant un sérieux problème, car la statistique ne met en évidence aucun rapport entre le risque et le degré d’exposition. C’est la fumée et son oxyde de carbone qui en sont responsables. Le fumeur d’un paquet par jour en absorbe évidemment beaucoup plus que son conjoint non-fumeur. Pourtant ce dernier risque pratiquement autant ! Il faudrait expliquer un tel paradoxe, avant de conclure que ce risque est la conséquence de l’exposition directe à la fumée passive. Des facteurs de risque indirects mieux partagés pourraient toucher le non-fumeur. Ainsi, les fumeurs adorent les viandes riches en graisses saturées qui bouchent les artères. Comme dans un ménage on consomme en général la même cuisine, la composition des repas devrait être au moins en partie orientée par les goûts du fumeur. Son conjoint aurait donc lui aussi un régime dangereux pour ses artères.

Tout comme le rapport de l’IGAS, dans leur rapport du 14 juin 2005 à l’Académie de médecine, les Pr Dubois et Nordman ont ainsi repris le même nombre, entre 2 500 et 3 000 décès, sans que la moindre étude épidémiologique ait précédé. Mais Libération du 4 avril 2006 citait le député Yves Bur : « Éviter les 5 000 morts annuels dus au tabagisme passif est un objectif de santé publique qui n’est ni de droite ni de gauche. Je ne me renierai pas ». Nous en étions donc maintenant à 5 000. Maintes fois répété, ce nombre devient une réalité.

Était-ce la fin de cette résistible inflation ? Non. Dans un élan d’enthousiasme, le Professeur Dubois pervertit les conclusions du récent rapport européen « Lifting the smokescreen, 10 reasons for a smokefree Europe ». Pour ne citer que la France, ce rapport calcule 5 863 décès, et Dubois commente : « environ 6 000, ce qui double notre évaluation précédente, qui était donc conservatrice ». Cependant le rapport précise : « dont 1 114 chez les non- fumeurs ! »

Là, on croit rêver. D’abord, ce rapport calcule « au décès près », sans donner de fourchette statistique ! Mais surtout, il incorpore dans le risque de tabagisme passif le risque encouru par les fumeurs actifs ! Calculer la part « passive » dans la mortalité du fumeur actif est une acrobatie statistique assez contestable. Le rapport y arrive en appliquant aux fumeurs le pourcentage d’augmentation de risque d’un non-fumeur exposé. Faisant l’avocat du diable, il faut déjà remarquer que ce procédé sous-estime d’ailleurs certainement le coefficient à appliquer, car le fumeur est évidemment beaucoup plus exposé que le non-fumeur. Comme il lui est difficile de s’éloigner de lui-même pour fumer, il s’expose donc déjà toujours à sa propre fumée passive. De plus, il ne fuit pas la compagnie de ses amis ou collègues fumeurs.

Dans quel esprit tordu a pu germer l’idée de cette dichotomie entre la partie active et passive du tabagisme d’un fumeur, et quel peut en être l’intérêt pratique ? Il serait sage de ne pas s’éloigner de la définition retenue jusqu’ici des victimes du tabagisme passif, à savoir les non-fumeurs exposés à la fumée des autres. Autrement, on plonge dans l’irrationnel. Dans ces conditions, c’est 1 114 décès liés au tabagisme passif qu’il faudrait retenir, et non 6 000, ce qui est proche de l’estimation de Catherine Hill et donne la mesure de l’excès d’intoxication médiatisée. Ce nombre devrait d’ailleurs diminuer car, même si la loi Evin n’est pas appliquée avec rigueur, on ne fume déjà plus dans les transports, dans beaucoup de lieux publics et la plupart des réunions.

La toxicité de la fumée passive

Plus une combustion est lente, plus la fumée est épaisse, âcre, riche en goudrons et en oxyde de carbone. C’est le cas entre les bouffées d’une cigarette, ou quand elle se consume lentement dans un cendrier. Nul besoin d’analyse compliquée, ça se sent et l’on se précipite pour écraser le mégot encore fumant. En comparaison avec celle qu’inhale le fumeur, qui active la combustion en aspirant, cette fumée dite « secondaire » est beaucoup plus riche en substances toxiques. Mais c’est lorsqu’elle est émise ! Dès qu’elle est diluée dans le grand volume d’une pièce, cette comparaison n’a plus aucun sens. Il n’y a pas le fumeur qui inhale une fumée moins toxique, et le non-fumeur qui met son nez sur le cendrier pour capter au lieu de production celle de la cigarette qui s’y consume passivement ! On en rajoute pour faire scientifique et impressionner les foules. C’est une distorsion de la vérité. L’un et l’autre inhalent la fumée diluée de l’environnement, et le fumeur de surcroît celle qu’il tire de sa cigarette, point. Le seul problème est celui de la concentration des toxiques dans l’environnement que l’on respire. Elle dépend beaucoup plus du volume et de la ventilation de l’espace que de la composition de la fumée émise.

1 000 morts sont 1 000 de trop. La vérité est déjà lourde. Elle justifie pleinement qu’on se préoccupe de diminuer le tabagisme passif, ne serait-ce que par ses autres effets nocifs prouvés (otites séreuses chez l’enfant, gêne objective des non-fumeurs,…). Un effort plus strict devrait porter sur les professions et les lieux particulièrement exposés (bars, discothèques, etc.). Mais nul autre que les professionnels n’est contraint de les fréquenter. Les conditions locales sont très diverses. Une mesure de coercition générale peut créer de graves problèmes. Je suis effrayé par la perspective de ces mitards à fumeurs que nous a présentés la télévision. Des négociations locales, avec l’arme juridique que donne la loi Evin, peuvent trouver des solutions acceptables, comme ces cafés-restaurants interdisant de fumer à l’heure des repas. Mais pour sortir de cette fumée, l’arme absolue contre le tabagisme passif, qui diminuerait aussi de 90 % les risques du fumeur actif, serait que les accros de la cigarette la troquent contre un tabac oral non fumé, comme l’ont fait beaucoup de Suédois, qui suçotent leur « snus », ce tabac en poudre dans de petits sachets en papier. Mais il est interdit de vente dans tous les autres pays de l’Union Européenne, ce qui est une autre histoire.

À vouloir trop prouver, on ne prouve plus rien. À se laisser entraîner dans une surenchère sans un support scientifique solide, on ne peut que décrédibiliser toute action, armer une résistance, susciter des conflits. À accumuler les interdictions et les contraintes, on se prépare une société morte.

Dr. Robert Molimard