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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Octobre 2007– numéro 46 [Table des matières]

 

SONDAGE, Ô MON BEAU SONDAGE !


Y a-t-il un statisticien dans la salle ?

C'est parti !*

Depuis plusieurs mois, il n’y a pas un jour sans qu’une télé, radio, organe de presse ne diffuse des chiffres de sondage, avec les commentaires savants de spécialistes. Et pourtant ! Après chaque échéance électorale, ces mêmes organes de presse se répandent en propos critiques sur les données produites par les instituts, qu’ils ont achetées et diffusées à profusion. Les réactions des instituts sont toujours les mêmes, enregistrées à tout jamais dans leur disque dur : « un sondage n’est pas une élection, ce n’est qu’une photographie prise à un moment donné, on ne peut apprécier les sondages que dans la durée, etc. »

Des politologues patentés discutent doctement de la place des sondages dans la vie démocratique, de leur influence éventuelle sur les électeurs, de la date de leur publication (à l’heure d’Internet !) Ouais ! Moi, je suis méthodologue, avec une certaine expérience (reconnue, pardon pour mes chevilles) dans le domaine des sondages. Je suis sidéré par la pusillanimité de tous ceux qui parlent de sondages.

Si on parlait un peu de méthodologie ?

Tout d’abord, un peu d’histoire. Quand, en 1938, Jean Stoetzel, un vrai sociologue statisticien a importé, avec succès, les méthodes de l’institut Gallup et a ensuite été relayé par des sondeurs expérimentés comme Jacques Antoine, ça a marché ! Quelle est, en effet, la principale qualité d’un échantillon mobilisé pour s’exprimer au nom de l’ensemble ? C’est de « représenter » - notion d’échantillon représentatif - la variance, c’est-à-dire la diversité de l’univers dans lequel il est tiré. Les statisticiens mesurent sa précision par la formule σ2/n, mais Frédéric Bon l’a excellemment traduite dans l’expression « le potage et la cuillère ». Le potage σ2, c’est la population dans sa diversité, la cuillère n, c’est l’échantillon. Le théorème est très clair : pour goûter un potage très homogène il n’y a pas besoin d’une grande cuillère, mais, à l’inverse, un potage très riche en subtilités a besoin qu’on y revienne à plusieurs fois avec des cuillères appropriées.

Dans les années d’après-guerre, le potage (pardon de m’exprimer ainsi) était bien homogène. L’offre politique était bien structurée : le parti communiste, la SFIO, les démocrates sociaux (MRP), la droite classique (indépendants paysans), les gaullistes, etc., sans hiérarchie dans cette énumération. Dans cet univers, la cuillère était façonnée par des variables décrivant simplement la population. Sexe, âge et CSP étaient bien discriminants des comportements électoraux : les ouvriers avaient plus tendance à voter communiste, les agriculteurs pour les indépendants, etc. Mais à partir des années 1980, tout s’est compliqué : les verts sont apparus, l’extrême droite s’est manifestée plus à découvert, de même que l’extrême gauche, le PC a commencé à décroître… La soupière n’est plus la même mais c’est toujours la même cuillère.

On a oublié les fondamentaux de la méthode d’origine : c’était un modèle de population. Ce modèle est bien périmé mais on utilise la même batterie de quotas échantillons représentatifs de la population française non pas comme méthode scientifique mais comme cérémonial.

En veut-on un exemple ? En 2002, Le Monde a fait réaliser un très gros sondage (gros par rapport aux échantillons habituels) auprès de plus de 5 000 personnes. La société qui a réalisé cette opération a recruté les répondants par appel à son panel d’internautes (nous sommes en 2002 !) et a benoîtement affirmé que le choix effectué garantissait la représentativité de l’électorat français : sexe, âge, CSP, etc. Quelle pitié ! Non seulement il ne s’agissait pas d’un échantillon représentatif de la population française - des internautes recrutés par volontariat - mais ce n’était même pas représentatif de la population des internautes car, pour le coup, les quotas étaient faux. Cérémonial, vous dis-je ! J’espère que Le Monde a déboursé beaucoup d’argent dans cette affaire. Tant qu’à… Et je pourrais produire beaucoup d’autres exemples, souvent dans les nouveaux instituts spécialisés dans les interrogations par Internet ! Non, il n’est pas vrai qu’un échantillon bien sous tous rapports en matière de quotas sociodémographiques possède toutes les garanties de représentativité quel que soit le protocole de sélection.

Que faire ?

Le matériau accumulé par les instituts de sondage est considérable. Mais il faudrait qu’il soit sérieusement analysé, longuement traité. Les outils ne manquent pas : analyse factorielle des données, économétrie, etc. Mais c’est le financement qui manque, car tout cela a un coût ! Rappelons que les instituts de sondage dont il est question ici réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaire dans des études de marché. Pour cela, les principaux d’entre eux n’hésitent pas à faire appel à de bons statisticiens, formés dans les bonnes écoles. Le financement de ces études est assuré parce qu’il y a, derrière, un marché, une économie qui peut générer des moyens pour la recherche et le développement. Dans le domaine des études politiques, il n’y a pas un marché suffisant pour dégager de tels moyens. C’est bien dommage ! Je rêve du jour où les statisticiens professionnels auront un plus large accès, dans les instituts de sondage, à l’étage études politiques.

Jean-Marie Grosbras

* texte écrit avant les élections de 2007