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C’est le geste qui compte

"L’argent rend libre, tout en renforçant les liens à l’intérieur de la famille." Décidément, l’argent n’est plus ce qu’il était !

C’est l’expert qui le dit (François de Singly, directeur du Centre de recherches sur les liens sociaux, CNRS-Paris V, spécialiste de sociologie de la famille) et le Crédit Lyonnais qui diffuse ce message dans un encart publicitaire adressé aux titulaires de comptes bancaires avec leur relevé d’avril 2000. Avec certaines conditions, dit l’expert, "le soutien financier doit se faire sans gêner ceux qui le reçoivent et sans perturber la relation affective des liens de filiation."

Avis donné sans doute en toute indépendance mais qui accompagne opportunément du soutien de la science la promotion par le Crédit Lyonnais de son offre Familio, ensemble de solutions financières répondant concrètement aux attentes de tous ceux qui souhaitent aider leurs proches. Et ceux-ci devraient être nombreux à en croire la nuée de bulles infos chiffrées qui entourent l’avis de l’expert.

Le lecteur de Pénombre se souviendra du florilège de titres relevés dans la Lettre blanche à l’occasion de la publication par l’INSEE de l’étude "Famille je vous aide". La référence à ces résultats de l’INSEE donne encore plus de valeur à l’avis de l’expert. Le moins que l’on puisse dire est que chacune de ces bulles contribue à la construction d’une atmosphère consensuelle dénuée de toute vision critique : la solidarité familiale est un fait massif. Ainsi "96% des Français (encore cette facilité laissant croire que l’INSEE n’interroge que les Français) sont prêts à aider un membre de leur famille qui rencontrerait des difficultés financières", dit une bulle rose, "80% des propriétaires de leur logement ont bénéficié d’une aide familiale pour l’acquérir, dit une bulle orange, "135 milliards de francs, c’est le montant des aides familiales par an en France", dit une autre grenat… Huit bulles flottant avec légèreté, délestées du poids inutile des considérations de méthode.

Esprit chagrin, le client pénombrien du Crédit Lyonnais se demandera comment on a défini la famille (les démographes semblent pourtant avoir quelques difficultés avec les recompositions familiales), ce qu’est l’aide familiale (sous forme financière exclusivement ou non) et ne verra qu’un artefact de la restriction à l’aide financière dans le résultat annoncé ainsi : "les sommes versées par les parents aux enfants atteignent un niveau maximal lorsque les enfants ont de 25 à 34 ans et les parents de 45 à 54 ans." Résultat intéressant quand même pour le Crédit Lyonnais en termes de clientèle et traduit dans le choix des illustrations. Un dépliant fait pour les papy-boomers en quelque sorte et avec l’onction de l’expert : "l’argent des parents […] est un investissement dans la valeur de la famille à la génération suivante. Il est préférable que l’aide des parents se fasse avec "compétence", c’est-à-dire dans des formes qui ne heurtent pas l’autonomie de leurs "grands"."

Familles, je vous aide… Et nous qui rêvions d’un expert attentif à la pédagogie du chiffre dans la moindre occasion ! Sauf qu’ici, il était question d’argent !

Bruno Aubusson de Cavarlay

 
P. S. Le livre Chiffres en folie (Pénombre, La Découverte, 1999) a été présenté lors d’une conférence organisée par la bibliothèque du Comité d’entreprise à l’attention du personnel du Siège du Crédit Lyonnais le 27 janvier 2000. Ironie de l’histoire, l’un des orateurs de Pénombre avait pris l’étude "Famille je vous aide" comme exemple de l’imagination débridée des titreurs de la presse écrite !
 


 
Dessin réalisé à partir d’une gravure sur bois de Guy Dollian pour
Le jardin des bêtes sauvages de Georges Duhamel, Le livre de demain 1947.

 
Pénombre, Juin 2000