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Censément

"Le Monde" du 22 juin 1994 relatait l’organisation du recensement débuté le 21 juin par la République de Macédoine. Le commentateur du quotidien du soir en précisait l’enjeu : savoir précisément la composition de la population de cet État dont l’existence comme tel est contesté par un de ses voisins, la Grèce.

Effectivement, si un recensement a bien eu lieu en 1991, ses résultats sont fortement contestés par les représentants des différents composants minoritaires de la jeune République : Albanais, Turcs, Tziganes, Roumains, Serbes. Au passage, l’article précité faisait état d’une minorité égyptienne sans commenter sa présence pour le moins insolite ; il s’agit en réalité de tziganes ayant obtenu en 1991 l’autorisation de se faire recenser sous cette étiquette, laissant apparaître une nouvelle catégorie de citoyens macédoniens dont la référence se confond avec l’épopée tzigane !
 

Cependant, le défi de ce recensement ne se limite pas au décompte des minorités et de leur rapport réel à la population majoritaire, macédonienne. C’est ici que les informations du "Monde" peuvent être utilement complétées.

Le choix de la ou des langues officielles par les autorités de l’État dépendra ainsi du résultat de ce recensement. Seules les langues parlées en majorité à l’échelle d’une ou plusieurs circonscriptions locales pourront décrocher ce "label". Par conséquent, tout l’avenir culturel du pays est suspendu aux chiffres constatant la proportion des ingrédients de la population macédonienne, avec ce que cela implique du point de vue des libertés publiques : langues reconnues ou non (donc moyens d’expression mis à la disposition de certains peuples ou non, liberté d’enseignement, état civil plurilingue ou non...).

 

Ethnies

statistiques bulgares (1900)

statistiques grecques1 (1904)

statistiques serbes (1889)

statistiques allemandes (1905)

recensement turc (1906)

Turcs

499 200

634 000

231 000

250 000

1 145 0003

Albanais

128 700

-

165 000

300 000

Bulgares

1 181 000

332 000

57 600

2 000 0002

626 000

Serbes

700

-

2 048 000

-

Grecs

228 700

652 700

201 100

200 000

623 000

Valaques

80 700

25 100

69 600

100 000

-

Juifs

67 800

53 100

64 600

-

-

Tsiganes

54 500

8 900

28 700

-

-

Divers

16 500

18 600

3 500

-

-

Total

2 257 800

1 724 400

2 896 100

2 850 000

2 394 000

1 Moins le Kosovo
2 Qualifiés de Macédo-Slaves
3 Musulmans

Tableau réalisé à partir des chiffres fournis par René Pinon, l’Europe et l’Empire ottoman, l’aspect actuel de la question d’orient, Paris, 1908 ; Stanford Shaw, History of the Ottoman Empire, vol. II, Cambridge University Press, 1977, p. 208 ; Georges Castellan, Histoire des Balkans XIVe XXe siècle, Fayard, Paris, 1991, p. 355, cité dans Hérodote, n° 63, 1991, p. 89.
 

Par ailleurs, et ce West pas le moindre élément, que ne souligne pas "Le Monde", de ce recensement dépendra aussi l’identité revendiquée, mise en exergue donc reconnue ou contestée de la fraction majoritaire de la Macédoine, le peuple slave macédonien. Ce dernier, recensé comme entité nationale, pourra ainsi se prévaloir de son existence "chiffrée" à l’égard des États limitrophes, ce qui constituerait une petite révolution en droit international.
 

Recensements recensés

Cette novation se mesure mieux à travers l’examen du tableau reproduit ci-dessus confrontant à l’époque de la domination turque sur la Macédoine, le recensement effectué par l’administration ottomane aux "statistiques" (en réalité de simples évaluations) réalisées par plusieurs États frontaliers ou non de la Macédoine.

Un élément saute aux yeux : hormis l’Allemagne, le pays le plus éloigné géographiquement et dont les motivations étaient d’ordre stratégique, aucun autre protagoniste ne reconnaît l’existence d’une entité slave macédonienne. La population "dégagée" sous cette rubrique par les statistiques allemandes est qualifiée par les autres de bulgare ou de serbe selon les intérêts. Ce tableau, qui conserve une grande partie de son actualité, démontre la fragilité de la jeune République macédonienne à travers la "mise entre parenthèses" par ses voisins de la fraction majoritaire de sa population, ce nonobstant l’existence de nom-breuses minorités.

Le recensement de 1994 constitue dans ces conditions davantage un projet national qu’un simple constat.

Un tel exercice est-il alors nécessaire à chaque lustre ?

Edwin Matutano

 
Pénombre, Octobre 1994