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Circulaires occultes

75 000 d’un côté, 25 000 de l’autre. Un verre trois quarts vide et un quart plein...

De quoi s’agit-il ? Du nombre de circulaires ou instructions ministérielles abrogées depuis le 1er mai 2009 (premier chiffre : 75 000) et du nombre de ces mêmes circulaires en vigueur toujours le 1er mai (second chiffre : 25 000). À cette date, il y aurait donc eu approxi¬mativement 100 000 de ces actes en France.

Ce ne sont là qu’estimations (!), comme le précise une réponse du Premier ministre à une question posée à un sénateur.

D’où provient donc cet inventaire méticuleux de textes, source d’un si grand vide qu’on le croirait opéré à l’aide d’une hotte aspirante ? D’un décret du 8 décembre 2008, qui a benoîtement prescrit aux administrations centrales de l’État de mettre en ligne les circulaires qu’elles produisent sur un site dédié à cet effet et géré par les services du Journal officiel ; à défaut d’une telle mise en ligne au 1er mai 2009, toute circulaire antérieure est réputée abrogée, étant précisé, bien évidemment, que pour l’avenir, seules les circulaires ministérielles figurant sur ce site seront en vigueur.

Afin d’inciter l’administration à ne pas nourrir de regrets ou de remords à l’égard de circulaires soudainement sorties de l’ombre et cruellement exposées à la lumière crue du site internet des Journaux officiels, le décret du 8 décembre 2008 a prévu qu’aucune circulaire non reprise sur le site ne serait applicable et, en aucune manière, opposable aux usagers.

Dans ce contexte, le nombre de 75 000 interroge tout de même, lorsque l’on sait que dans certains services, l’on ignorait, à propos d’une circulaire ou d’une instruction ministérielle, si elle était ou non en vigueur... 75 000 d’entre elles auraient été ainsi abrogées, mais certaines ne l’étaient-elles pas déjà depuis plusieurs années ?

À l’inverse et cela paraît au moins aussi troublant, les administrations centrales – et les autres administrations souvent destinataires et attributaires – ne font-elles plus du tout application de circulaires qui ne sont pas mises en ligne selon la forme réglementairement prévue ? Il y a matière à questionnement et l’on peut se demander si l’inventaire du droit souterrain ne va pas déboucher sur la découverte de quelques mines soigneusement camouflées…

Plus globalement, si on ajoute que jusqu’en 2008 inclus, le nombre de circulaires ou instructions prises chaque année était de 15 000 environ (10 000 selon des estimations de la fin du vingtième siècle), l’on peut se demander comment l’on ne parvient « qu’à » 100 000 en mai 2009. Car même en tenant compte des abrogations prévues annuellement par les nouvelles circulaires, ne serait-ce qu’en remontant seulement vingt ans en arrière, l’on risque fort d’atteindre ou de dépasser ce nombre …

Approximations donc. Faisons crédit aux ministères, puisque de toute façon les actes non mis en ligne n’existent plus, qu’ils aient été 75 000 ou 150 000, voire trois fois plus nombreux… Tout de même, on peut se demander pourquoi a été mis en pâture justement le nombre de 75 000 textes abrogés. Constituait-il un juste équilibre entre un effectif suffisamment considérable pour que l’on admire le travail d’élagage normatif réalisé par l’État et ses fonctionnaires et un nombre assez raisonnable pour que l’on ne soit pas trop épouvanté par le nombre de circulaires, instructions, notes, inondant les bureaux depuis des décennies et plus récemment, les boîtes de réception des messageries ?... Sans compter que la somme de ce nombre avec les 25 000 repêchées et mises en ligne permettait d’atteindre 100 000, nombre rond s’il en est…

Adieu donc, sans vœu de retour, aux soutiers du droit sous-marin, aux mineurs du droit souterrain, qui naguère encore alimentaient inexorablement et innombrablement la machinerie complexe de l’application des textes normatifs, en souhaitant qu’aucun serpent de mer ou dragon ne vienne perturber le cours de la petite révolution (pour une circulaire, cela est naturel) administrative en ordre de marche.

Chadanou DOUBSAR

Ndlr : La réponse du Premier ministre - publiée dans le JO Sénat du 17/09/2009, page 2199 - à la question écrite n° 07477 de Mme Colette Giudicelli (Alpes-Maritimes – UMP) - publiée dans le JO Sénat du 12/02/2009, page 350 mentionne les 25 000 et 75 000 repris ici. En revanche, la source de ce « 10 000 circulaires » que produirait annuellement l’administration est moins facile à identifier. Grâce à l’Internet, il est facile de constater que ce chiffre est reproduit sans précautions ni scrupules par un grand nombre d’auteurs, de sites internet bien sûr (lesquels reprennent souvent textuellement une page du site officiel viepublique.fr), mais aussi par des articles de magazines, des pamphlets contre la bureaucratie française, des traités de droit public, des thèses de doctorat… Et il est frappant de constater que ce 10 000 se maintient à niveau constant depuis au moins quinze ans. En cherchant bien, on finit par découvrir que le « rapport Picq » (1994) l’avait lui-même livré au public : « personne n’est capable de dire le nombre annuel des circulaires émises chaque année par les administrations centrales, mais les meilleurs experts considèrent qu’il dépasse le chiffre de 10 000 ! » (page 28). Nous recherchons activement ces meilleurs experts pour les interroger sur leur méthode d’estimation.

Selon le site circulaires.gouv (consulté le 28 mars 2010) 1 464 circulaires y figurent avec une date de signature comprise entre le 1er mai 2009 et le 28 février 2010 (10 mois). Par extrapolation, pas plus de 2 000 par an. Le chiffre noir des circulaires serait-il de l’ordre de 8 000 ? En voulant favoriser la modernisation et la simplification des procédures administratives, le rapport Picq aurait-il contraint les bureaucrates à entrer en clandestinité ? Le chiffre noir, un vrai casse-tête, le ministre de l’Intérieur en sait (ou devrait en savoir) quelque chose, par exemple à propos de la criminalité. D’ailleurs, il a signé le 12 février 2010 une circulaire adressée aux préfets et aux responsables départementaux de la police et de la gendarmerie « sur les nouveaux outils statistiques de la délinquance (sic) et de l’activité des services dans la lutte contre l’insécurité ». Elle porte le numéro NOR IOCK1004330J. Elle ne figure pas sur le site circulaires.gouv…