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Coin d’ombre

« Comme dans les guerres de jadis, l’obscurité impose une trêve à l’horreur. Passé deux heures du matin, les lumières des phares sur l’autoroute en contrebas se font plus rares. Dans la vaste zone dominée par l’hôpital, une sorte de nuit artificielle s’est installée. Une nuit urbaine, grise et sournoise, parsemée de lueurs oranges le long des avenues et des voies rapides, et aussi du clignotement plus coloré de quelques enseignes, avec des zones proches du noir total, laissant à peine deviner les contours des cités et des lotissements. Une parenthèse de fausse quiétude en cette fin de dimanche, propice au mauvais sommeil et aux rêves avortés.

À cet instant, s’établit entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment une harmonie presque rassurante. Les couloirs et la ville baignent dans la même obscurité livide. Le silence règne et la fuite semble alors possible, histoire d’échapper à la moiteur ambiante, aux odeurs aigres et surtout, surtout, au retour dans quelques heures, quelques minutes peut-être, de cet insupportable mélange que crée la vie en tentant de s’insinuer dans ces lieux saturés de détresse : la télévision, dérisoire et envahissante, les allers et venues du personnel, les familles qui parlent trop fort, ou quelques fois trop bas, les enfants qui rient et pleurent, comme tous les enfants, les tintements de verre et de métal.

Pourtant, bien sûr, il va rester. Tout à l’heure, il reviendra même vers la chambre, là-bas, où elle repose mais n’attend rien ni personne. Recommencer à veiller ce souffle à peine distinct et guetter les chiffres lumineux sur l’appareil à coté du lit, seul lien entre elle et nous, témoignage électronique d’un combat sans cesse recommencé depuis bientôt dix-huit mois et qui ne connaîtra pas de véritable vainqueur. Alors le père se lève lentement […]. »

Pierre Guinot-Delery,
« Le crépuscule d’un ange »

 
Pénombre, Octobre 2002