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Combien d’usagers de drogues illicites sont en prison pour cette seule infraction ?

Les insuffisances des données statistiques apparaissent très nettement à l’occasion du débat sur la répression des simples usagers de stupéfiants. Sur quelle base peut-on affirmer, comme l’a fait le docteur Olivenstein dans des propos rapportés par "Le Monde" du 26 octobre 1993, que "environ 1 800 usagers simples de drogue sont sous les verrous dans les prisons françaises " ? Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur affirmait quant à lui tout aussi péremptoirement en 1990, que "très peu de toxicomanes sont incarcérés pour simple usage"1.

Pour approcher la réalité, puisqu’on ne peut pas le savoir précisément par les statistiques pénitentiaires, on peut utiliser les statistiques du casier judiciaire national, Sur un total de 4 242 condamnations pour simple usage en 1991, on en compte 2 844 à une peine de prison, dont 1 756 avec un sursis total et 1 088 à une peine ferme, totale ou partielle. Parmi ces 1 088 peines fermes, 20 entre un et trois ans (l’article L. 628 du code la santé publique, qui réprime le simple usage, prévoit un emprisonnement maximum de un an qui peut être porté au double en cas de récidive ; à noter aussi l’interdiction du territoire français de deux à cinq ans encouru par les étrangers pour cette simple infraction ...)

Les chiffres, qui ne correspondent pas, de toutes façons, aux peines effectivement exécutées, étaient légèrement supérieurs en 1990 : 3 022 condamnations avaient été prononcées à une peine de prison pour simple usage, dont 1 909 avec un sursis total et 1 113 à une peine ferme, totale ou partielle. Parmi ces 1 119 peines fermes, 17 entre un et trois ans, et ... 2 entre trois et cinq ans, ce qui apparaît très étonnant compte tenu des maximums encourus.

Le procureur de la République de Nanterre nous fournit une part d’explication de la sévérité de la répression. Son tribunal correctionnel a eu à connaître, en 1992, 340 personnes pour usage seul, dont 2/5 ont fait l’objet d’une peine de prison ferme de 5 à 7 mois. Cette sévérité s’expliquerait essentiellement par le fait qu’il s’agirait "d’usagers de drogues dures ne se présentant pas à l’audience en dépit de ce qu’ils aient été personnellement convoqués et dont le casier judiciaire ne laisse planer aucun doute sur les dépendances toxicomaniaques, avec tout ce qu’elle implique de violence, lorsqu’on sait que le gramme d’héroïne vaut 800 francs et le gramme de cocaïne 1 000 francs"2. Il arrive donc que la personne soit condamnée pour simple usage parce que des faits plus graves n’ont pu être établis, mais sont hautement probables. De plus, certains usagers arrêtés sont convoqués au parquet en vue d’une injonction thérapeutique, à défaut de quoi ils sont jugés de façon réputée contradictoire en risquant une peine de prison ferme.
 

Une étude menée sur l’exploitation des données du casier judiciaire sur les années 1989/90/91 montre que, en ne retenant qu’une condamnation par individu, 4 242 condamnations de 1991 pour simple usage de stupéfiants ont concerné 3 591 personnes3. Les deux tiers d’entre elles ont été condamnées à l’emprisonnement, le plus souvent assorti d’un sursis total.

859 usagers simples (24%) ont été condamnés à une peine d’emprisonnement ferme, pour des peines allant de 8 jours à deux ans, le quantum moyen étant de 3,5 mois. La part des peines d’emprisonnement ferme augmente avec l’âge des condamnés, et le fait de précédentes condamnations, notamment lorsqu’elles portent sur la législation relative aux stupéfiants ; enfin, la part des peines fermes est deux fois plus importante pour les maghrébins.

Parmi ces 859, 160 ont été condamnés à des peines d’emprisonnement ferme prononcées en 1991 alors qu’ils n’avaient pas de condamnation portée au casier judiciaire depuis le 01/01/1989. Plus de la moitié (89), ont été condamnés par défaut. Les 71 condamnations contradictoires ou contradictoires à signifier se répartissent en une trentaine de juridictions ne permettant pas d’expliquer une politique particulière.
 

On ne peut pas savoir, à partir des données disponibles, combien de peines fermes ont été effectivement exécutées (compte tenu des oppositions à jugement par défaut, des aménagements de peine, ou encore de la non-mise à exécution), et donc combien d’individus sont incarcérés du seul fait d’usage illicite de stupéfiants. Ce dont on est sûr, c’est que le chiffre du docteur Olivenstein se situe très au-delà de la réalité.

Seule une enquête de l’administration pénitentiaire, sur l’ensemble des établissements, un jour donné, pourrait fournir un chiffre exact, à moins que d’ici là, la dépénalisation de l’usage de stupéfiants ne résolve les problèmes, au risque de mettre des statisticiens au chômage...

Annie Kensey et Jean-Paul Jean
 

 

1. "Le quotidien du médecin" 1er août 1990.

2. Discours de rentrée, janvier 1993.

3. Stéphanie Lemerle, "recherche de facteurs explicatifs au prononcé de peines d’emprisonnement ferme pour simple usage de stupéfiants" SDSED 1993.
 

 
 
 

Les cases de l’oncle Sam

Les américains se sont donnés les moyens pour fournir des données statistiques impressionnantes concernant les délinquants non pas forcément toxicomanes, mais étant concernés par une prise de drogue récente1. Une enquête épidémiologique a été menée en 1991 sur quinze jours dans 24 grandes villes américaines, grâce à un entretien avec les 30 507 personnes interpellées et un dépistage volontaire de 10 drogues dans les urines, incluant les drogues légales (cocaïne, opiacés, marijuana, PCP-phencyclidine-, méthadone, benzodiazépines, méthaqualone, pro-poxyphène, barbituriques et amphétamines), le tout sous couvert de l’anonymat.

Les tests détectaient des traces remontant à deux ou trois jours, sauf pour la marijuana et le PCP dont les traces peuvent remonter à plusieurs semaines après usage. Chez les 22 267 hommes, le pourcentage global de tests positifs pour une drogue quelconque était de 59% (64% chez les 8 240 femmes arrêtées).

Par catégorie d’infractions, chez les hommes, ce pourcentage était de 79% pour détention ou vente de drogue, 68% pour cambriolage, 65% pour vol, 59 % pour vol de véhicule, 48%, pour coups et blessures, 49% pour les infractions à la législation sur les armes, le taux le plus faible étant de 37% en matière d’infractions à la législation sur les mœurs. Chez les femmes, le pourcentage de tests positifs le plus important concerne la prostitution (85%).

1. Sourcebook. Bureau of justice statistics, 20th anniversary édition 1993, p 459s.

AK / JPJ
 

 
Pénombre, Décembre 1993