--

Dix mille indésirables

« Erreurs médicales, 10 000 morts par an. » C’est le gros titre de la une du Journal du Dimanche du 11.01.2009. Source de ce chiffre, le professeur Philippe Juvin qui dit en page 3 : « Pour ma part, j’estime qu’au moins 10 000 personnes meurent chaque année à l’hôpital du fait de l’exercice de la médecine ». Question du JDD : « Sur quoi vous basez-vous pour arriver à cette estimation ? » Réponse : « Principalement sur les chiffres américains. Aux États-Unis, en 1997, à la suite de la médiatisation de plusieurs erreurs chirurgicales très caricaturales, on a quantifié les accidents médicaux. Le président Clinton a décidé de taper du poing sur la table en disant que, pour les faire diminuer, il fallait d’abord en avoir une bonne connaissance. Une étude a été lancée. Elle a conclu que 48 000 à 98 000 personnes mouraient chaque année du fait d’événements indésirables graves (EIG). » Fin de l’explication du 10 000. Comment le professeur Juvin a-t-il manié son bistouri pour transformer une fourchette américaine de la fin des années 1990 en un beau chiffre rond tout frais pour le JDD du jour ?

Les pénombriens alertés pensèrent que le médecin, par ailleurs secrétaire national de l’UMP chargé de la santé, maîtrisait au moins la règle de trois pour passer de 300 millions d’étasuniens à 60 millions de français et qu’il avait même l’honnêteté de choisir le bas de la fourchette. Et qu’il y avait là une intéressante source d’économie : pourquoi dépenser l’argent public à faire des études françaises, alors qu’on peut prendre le résultat des autres pays en pondérant par la population ? Puis vinrent les jours suivants les commentaires dans la presse, chaque journal apportant sa petite touche personnelle. Selon Libération le lundi 12 janvier, le même Philippe Juvin aurait dit aussi « 10 000 morts évitables par an à l’hôpital ». La formule « 10 000 morts du fait de l’exercice de la médecine » était déjà magnifique mais apprendre que, sans la médecine, on pourrait éviter 10 000 morts, c’était encore plus fou et ouvrait des perspectives d’économies encore plus considérables. Le gratuit 20 minutes le même jour affirmait avoir recueilli de même source mais avant le JDD une déclaration selon laquelle « sur les 10 000 décès qui surviennent chaque année à l’hôpital à cause d’actes médicaux, un tiers pourrait être évités », phrase un peu longue pour un titre et donc raccourcie en « Un tiers des 10 000 décès qui surviennent à l’hôpital pourrait être évités ». Et La Dépêche, encore plus brève, titrait « 10 000 morts par erreur ? » Belle marquise…

Ce nombre va prendre son élan maintenant, vivre de sa belle vie de nombre sans fondement mais bien animée : certains y verront encore une application de la formule de Pescheur selon laquelle la force de persuasion d’un nombre croît avec sa vitesse de circulation (Lettre blanche 72). Cette équation permettrait aussi de comprendre pourquoi les créateurs de chiffres sans fondement les préfèrent ronds. Celui-ci ayant causé un certain émoi, la ministre de la Santé dut le commenter. Une émission de Canal+ fut le lieu choisi par elle pour confirmer non seulement des chiffres « bien connus », « qui doivent être à peu près de bon niveau », mais aussi leur source puisqu’ils seraient « issus d’une étude de 2005 qui extrapole des chiffres à partir d’une étude américaine ». Les pénombrien(ne)s, comme d’autres personnes bien informées rapportant cela sur divers sites et blogs, s’étonnèrent…

L’étude publiée en 2005 par la Drees (direction de la Recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé) fournit une estimation du nombre des « évènements indésirables graves » (EIG) à partir de ceux qui ont été observés sur un échantillon de 8 754 séjours ou fractions de séjour regroupant 35 234 journées d’hospitalisation en France (Études et résultats n° 398, Drees, 2005, disponible en ligne). Le résultat est donné sous forme de fourchette pour les EIG survenus à l’hôpital, soit entre 350 et 460 000 sur l’année, à ne pas confondre avec les EIG ayant motivé l’hospitalisation (entre 315 et 440 000 sur l’année). Confusion que ne fait pas le professeur Juvin qui cependant éprouve le besoin d’arrondir la fourchette, si l’on ose cette image : selon lui entre 300 et 500 000 EIG surviennent chaque année à l’hôpital. La proportion des EIG « évitables » est estimée à 35 %, un EIG étant considéré comme évitable « si l’on pouvait estimer qu’il ne serait pas survenu si les soins avaient été conformes à la prise en charge considérée comme satisfaisante au moment de la survenue de cet événement » (jugement porté par les médecins participant à l’enquête). Donc, en gros, un tiers d’indésirables évitables.

Et les décès « causés » par ces EIG alors ? Ici, les auteurs français se refusent à donner un chiffre absolu. Si la définition de l’évitable repose sur une convention contrôlable, tout décès suivant un EIG n’est pas nécessairement causé par cet évènement. Mais c’est surtout la faible fréquence de ces décès qui rend périlleuse une évaluation chiffrée : 8 EIG évitables avec décès ont été identifiés par les enquêteurs (sur un total de 255 EIG) et « aucun décès que l’on puisse considérer comme directement causé par un événement indésirable n’a été observé ». Mais, professionnalisme oblige, ils quantifient cependant cette « rareté relative » : une « densité d’incidence pour 1 000 journées d’hospitalisation » de 0,2, avec un intervalle de confiance à 95 % s’étendant de 0,04 à 0,3. Nos lecteurs un peu perdus par ces termes techniques retiendront que l’incertitude joue sur un facteur 10. Comment passer de cette large fourchette à 10 000 décès à l’hôpital du fait de l’exercice de la médecine ? En appliquant probablement la règle de trois à tour de bras, mais en gommant l’incertitude.

En réponse aux journalistes de Canal+ trouvant le chiffre de 10 000 « affolant », Roselyne Bachelot a voulu rassurer les patients en invoquant « le nombre des vies sauvées à l’hôpital », « des milliers, des centaines de milliers de vies » après avoir souligné que « les effets indésirables, parfois graves, sont en constante diminution ». En reprenant l’extrapolation, on pourrait trouver d’ici peu qui sait, un millier, une centaine… puisqu’il s’agira forcément d’un nombre rond !

Blog de Pénombre