--

Edito

L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source.
Philippe Jacottet, Semaison, Carnets 1954-1979

Sans incertitude, les sondages seraient moins attirants mais plus faciles à mener. L’élection présidentielle les a replacés au centre du feuilleton électoral selon un rythme de plus en plus soutenu à mesure que la date du scrutin se rapprochait !

L’incertitude étant maintenant levée quant à l’issue, il reste quelques zones d’ombre, c’est un euphémisme, malgré l’apparence de transparence voulue par les instituts de sondage.

La « surprise » du premier tour (le résultat de la candidate du Front national) n’ayant pas eu les mêmes conséquences qu’en 2002, l’attention du public a été détournée vers la question des reports de voix au second tour, élément principal d’incertitude pour connaître et estimer le résultat final. Mais pourquoi cette « vague bleue » surprise ?

Les instituts de sondage ont été confrontés à des difficultés plus importantes que pour les scrutins précédents avec une nouvelle candidate d’extrême droite et l’émergence d’un candidat à la gauche du PS bouleversant les positions de ce côté de l’échiquier politique. Pour ces deux cas, les bases de redressement des intentions de vote n’étaient pas aisées à définir, puisque, rappelons-le, ces dernières sont essentiellement fondées sur les scrutins précédents. En l’absence de publicité sur les méthodes utilisées, il n’est pas certain que les instituts ne les ont pas modifiées au fil de la campagne électorale. Dans cette hypothèse, les doutes légitimes que l’on peut avoir sur les valeurs absolues seraient alors accompagnés d’interrogations sur les tendances elles-mêmes !

On se souvient encore de 2002 avec le croisement des courbes de tendance entre L. Jospin et J.-M. Le Pen avant le premier tour. Dix ans après, deux semaines avant le 1er tour, la seule tendance franche des intentions de vote selon les sondages était une hausse pour J.-L. Mélenchon. Les prévisions pour F. Hollande et N. Sarkozy ne les départageaient plus pour la première place alors que F. Bayrou et M. Le Pen évoluaient peu et se situaient dans la zone basse des estimations les concernant habituellement, le premier légèrement en baisse, la seconde en hausse modeste.

Cette situation inédite et complexe, avec cinq candidats atteignant potentiellement au moins 10%, a conduit sans doute les médias à s’intéresser à la candidature de J.L. Mélenchon, confirmant une fois encore leur appétence pour ce qui bouge !

L’accent mis sur les estimations pour les 18-24 ans, plaçant Marine Le Pen en tête de leurs intentions de vote selon plusieurs sondages, constituait aussi une nouveauté. Si les intentions de vote catégorielles sont souvent analysées lors des campagnes électorales (les CSP +, les ouvriers, les ruraux, les retraités…), celles des jeunes semblent cette fois avoir été mises en avant uniquement en raison de leur orientation vers l’extrême droite, marquée par une forte progression depuis décembre 2011. L’effet d’annonce a été retentissant, mais bien peu de commentateurs ont complété cela par une analyse de l’abstention particulièrement élevée dans cette tranche d’âge !

À l’approche du second tour, les intentions de vote pour les deux candidats restants se rapprochaient de jour en jour et un certain suspense était de mise. Le résultat final était plus serré que ce que toutes les vagues de sondages antérieures avaient mesuré. Mais dans les tous derniers jours, il a pu être observé une convergence finale, à la baisse, certains instituts réduisant fortement les intentions de vote pour le futur vainqueur, comme s’il s’agissait de rentrer dans le rang.

Car un sujet d’étonnement demeure sur lequel des discussions nourries ne font que commencer. Les « marges d’incertitude » sont sorties de l’ombre et la règle des 3 % de marge (avec un seuil de confiance de 95 %) pour un échantillon de 1000 est de plus en plus invoquée. Mais sans en tirer de conséquence comme, par exemple, ne plus désigner de favori du second tour avec des estimations ne sortant pas de l’intervalle 47-53. Sans parler de la variation de cette marge avec l’effectif de l’échantillon, la commission des sondages rappelant qu’en pratique les chiffres avancés portent souvent sur moins de mille cas. Or ceci vaut pour des échantillons aléatoires et non pour des échantillons par quotas dont les résultats font en plus l’objet de redressements. L’examen des séries d’estimations données pour chaque candidat fait ainsi apparaître des régularités temporelles des écarts de leurs scores selon les instituts, régularités peu compatibles avec le hasard. Les sauts les plus visibles dans ces séries ne paraissent pas le fruit du hasard mais sont reliés explicitement par les commentateurs au contexte (déclaration de candidature, discours marquant, débat télévisé…). Le hasard pur rendrait un peu plus difficile la tâche des politologues qui sont plus à l’aise pour commenter les « vagues » après-coup.

Pourvu que la prochaine « vague » ne soit pas bleue marine !

N.d.l.r. : La lettre blanche n°57 a été imprimée en partie avec une encre bleue