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Incommensurable clarté

Je ne peux pas comprendre les outils que j’emploie lorsque j’effectue des calculs et des prédictions utiles, pas plus que la maîtresse de maison ne comprend le fonctionnement de la voiture qu’elle conduit pour ramener les provisions à la maison. L’utilité d’une notion témoigne non pas de sa clarté, mais plutôt de l’urgence philosophique qu’il y a à la clarifier.
En l’absence de tout critère pratique et fiable de la clarté, le chercheur ne peut que sonder sa conscience philosophique qui, comme toute conscience, est évasive, variable et trop facilement muette lorsque surviennent les épreuves difficiles ou la tentation. Au mieux, elle n’offre que des jugements spécifiques au lieu de principes généraux ; et des jugements honnêtes faits à des moments différents ou par des personnes différentes peuvent varier considérablement. L’allusion à la conscience n’est en fait qu’une façon imagée de rejeter l’idée même de justification de ces jugements de base. Une fois que nous les avons scrupuleusement formulés et annoncés à haute voix, il ne nous reste plus qu’à discréditer toute autre voie proposée. Selon que votre conscience est plus libérale que la mienne, je qualifierai certaines de vos explications d’obscures ou de métaphysiques, tandis que vous écarterez certains de mes problèmes, les qualifiant d’insignifiants ou de donquichotesques.

Nelson Goodman, Faits, fictions et prédictions (1953), Le trépas du possible.

(Les Éditions de minuit, 1984, 4e édition, 2013, page 54)