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Innombrable Lakshmi

Le temple de Lakshmi au bord de la plage, au sud de Madras.

Je m’engage dans le tourbillon des fidèles. Le temple est une sorte de pyramide que l’on escalade en tournant, par un étroit escalier extérieur. À chaque palier il y a des statues devant lesquelles on se doit de faire ses dévotions. Par les anfractuosités on aperçoit la mer et le soleil couchant. Je laisse une pièce à chaque fois et je suis béni par un prêtre qui pose une coupe comme un chapeau sur ma tête.

Je ne comprends pas les comptes que me fait Madhu à propos du nombre de déesses : normalement ce temple est celui des "cinq Lakshmi", or, au total et selon ses explications réitérées, d’une logique impeccable, cela fait neuf. Et quand même cinq.

C’est un peu énervant, mais pas tant que cela. Nous avons aussi ce côté déroutant des comptes à la fois simples et rendus complexes par les habitudes ou les événements. En Inde c’est la règle. Je songe au sanscrit qui fonctionne ainsi : à la rigueur et la clarté du système phonologique, se surajoute le sandhi (transformations des sons entre un mot et son voisin), dont les règles n’ont pour but que de rendre l’élocution souple et savoureuse, mais confinent à l’imbroglio. La lumière et la vérité n’ont rien de simple non plus. Le mélange de vague et de précis leur est nécessaire. À un moment, privilégié, il faut à la fois comprendre, et ne pas comprendre.

La nuit est tombée. La foule, à la fin du périple circulaire se retrouve sur la plage. Les gens ont les pieds dans l’eau. Les vagues qui les éclaboussent les font rire, les femmes tirent sur le bas de leur sari trempé.

Derrière, sur la plage, le temple illuminé, devant moi, l’océan, au fond de mon cœur, rien, le vide, une vague idée de la lumière et du bonheur, c’est-à-dire de Lakshmi.

Philippe Mazuet, in L’Inde cinétique

 
Pénombre, Décembre 1999