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Je hais les dimanches

"Je hais les dimanches" aurait déclaré, à notre envoyé spécial, un fonctionnaire des renseignements généraux (RG), placé, dimanche 16 janvier, sur le trajet République Nation, et appuyant sur le poussoir de son compteur à main, tous les dix manifestants.

Mais revenons quelques jours en arrière...
 

- Lundi 10 : "Nous serons des centaines de milliers" (publicité du CNAL, Comité national d’action laïque, dans le Monde du 11). La barre est placée ; des centaines de milliers, ce n’est pas 100 000, ni 200 000, c’est au moins 300 000, voire beaucoup plus. Deux sondages vont permettre d’évaluer précisément l’état des réserves.
 

- Mardi 11 : "40% des français pour la manif", sondage CSA (les 4 et 5 janvier auprès de 1 001 personnes âgées de dix-huit ans et plus) pour le Parisien qui en publie les résultats le lundi 10 (Libération du 11). Ainsi les réserves laïques s’élèvent à 17,5 millions, sans compter les lycéens, les collégiens, ceux du primaire et les bébés... Mais on n’a pas encore tout vu !
 

- Mercredi 12 : "Soixante pour cent. Selon un sondage Louis Harris que publie le magazine Globe-Hebdo, les français se déclareraient en majorité favorables à la manifestation (...) 60% la déclareraient justifiée" (Le Monde du 13). Les réserves sont donc plus importantes que voulait bien le dire CSA (c’est toujours le dernier qui a raison) : plus de 26 millions de personnes. Entre nous, les sondeurs auraient pu leur demander si elles avaient l’intention de venir faire un tour à Paris dimanche.

Certains commencent à se dire que c’est trop beau pour être vrai, le camp laïque a ses pisse-froid qui trouvent en Jean Glavany un porte-parole tout désigné :"les chiffres lancés çà et là sont des intoxications dont on verra peut-être l’utilité dimanche" (Le Monde du 14).
 

- Jeudi 13 : "Selon les indications fournies par le CNAL, le nombre de participants pourrait atteindre en effet 300 000 à 350 000 personnes, un chiffre en partie confirmé par les renseignements généraux qui prévoient 200 000 manifestants sans compter ceux de la région parisienne" (Le Monde du 14). Du jamais vu, les laïques et la police fraternisent autour des mêmes estimations. Ne craignez rien, cela ne saurait durer...
 

- Vendredi 14 : Au Quotidien de M. Tesson, on commence à s’angoisser "Comment éviter les débordements - Constamment revues à la hausse, les estimations indiquent désormais un nombre de participants supérieur à 230 000, alors que le trajet initial avait été prévu pour 100 à 120 000 personnes".

On peut constater qu’ils ont quelques trains de retard dans les estimations (le train et l’autocar vont devenir les unités de compte incontournables). On se rassure comme on peut.
 

- Samedi 15 : "La manifestation demain à Paris s’annonce massive ; on attend entre 100 000 et 300 000 personnes" (...) "il y a dix ans tout juste, un dimanche de juin 1984, ils étaient près d’un million à défiler pour l’école privée" (le Parisien du 15). Nostalgie, nostalgie...

"Plusieurs dizaines de milliers de manifestants étaient attendus" (à la une du Monde du 16).

"Selon le CNAL (...), 2 000 autocars, une centaine de trains et TGV ont été confirmés pour acheminer les centaines de milliers de personnes - le chiffre de 300 000 reste maintenu" (en pages intérieures du Monde du 16).

Les fourchettes s’élargissent, les estimations se font timorées, voire contradictoires (dans le même journal). Ne pas trop s’avancer juste avant la proclamation des résultats. Après la décision du Conseil constitutionnel, la marée humaine, initialement attendue, pourrait ne pas être au rendez-vous.
 

- Dimanche 16, 13 h. "250 000 selon la préfecture" (France 2). Les fonctionnaires des RG ont du s’interrompre de compter pour aller déjeuner à la cantine ; les choses devraient s’arranger dans l’après-midi.

18 h. 300 000 selon la préfecture (Ah !), 1 million selon les organisateurs (Oh !) (France Inter). "250 000 selon la préfecture, 1 450 000 selon les organisateurs, la plus grosse manifestation organisée à Paris" (Europe 1). Rien ne va plus... écart maximum !

19 h. Anne Sinclair, recevant Raymond Barre à Sept sur sept, rappelle les données du problème : "250 000 selon la préfecture, 1 000 000 selon les organisateurs". Avec l’autorité qu’on lui connaît, le professeur donne la solution : "Je doublerais le chiffre de la police et diviserais par deux celui donné par les organisateurs ; il y avait entre 500 000 et 600 000 manifestants". Le grand sachant a parlé.

20 h. Gérard Carreyrou, qui lui aussi sait jongler avec les chiffres en politique, vient confirmer, sur la même chaîne, l’estimation "Barre" par une méthode tout aussi sophistiquée ; il propose de faire la moyenne des deux estimations, ce qui donne environ 600 000. Et le lendemain...
 

- Lundi 17 : "Libération avance sa propre estimation : 600000 manifestants". Un véritable scoop !

"Entre 600 000 et 900 000 personnes" titre Le Monde daté du 18. A propos de l’hélicoptère qui n’a cessé de survoler le défilé, il écrit "on peut se demander si ses occupants ne se sont pas contentés de compter les parapluies". Le Monde conclut en citant la fourchette "Barre" et ajoute "la vérité est sans doute à chercher du côté de ces deux estimations".

La préfecture ne veut rien savoir (c’est le cas de le dire) ; elle nous offre une page d’anthologie ; voici sa méthode de calcul présentée à la une du Quotidien sous le titre "La messe est dite" (sic) : "d’une part 73 trains spéciaux et 2 000 cars permettant à 190 000 provinciaux de monter à Paris, auxquels s’ajoutaient 40 000 manifestants d’Ile-de-France et quelques dizaines de milliers d’individuels. D’autre part un itinéraire de rassemblement entre la place du Maréchal Juin et la République, représentant 209 115 m2 utiles, soit 1 m2 par manifestant, auxquels s’ajoutaient ceux déjà passés à 13 heures entre République et Nation (22 000) et une dizaine de milliers d’autres stationnant alors aux abords de l’Opéra ou de la gare Saint-Lazare". Faites le calcul vous même... Quoi !, vous trouvez 600 000 ? Vous n’avez rien compris... Qu’avez-vous appris à l’école ? (privée, publique ?) Qu’il ne fallait pas additionner les calottes et les pavés ? Vous faites du mauvais esprit...
 

- Mardi 18 : Libération publie "le premier sondage réalisé dans une manifestation". Pour des raisons évidentes, il serait intéressant de se pencher sur la méthode utilisée ; "un retour à l’aléatoire raisonné" nous dit-on, sans beaucoup plus de détails.
 

- Mercredi 19 : Épilogue. Dans le Monde du 20, Gérard Carreyrou, directeur de l’information à TF1, nous apprend qu’il avait demandé qu’un hélicoptère de la police accepte de transporter un preneur d’images de TF1. La préfecture refusant d’être otage d’un preneur d’image dit non ! Et le Monde d’ajouter "ce refus de la préfecture de permettre à la télévision de se livrer à une évaluation fiable du nombre de manifestants est une information intéressante".

N’en déplaise à certains marcheurs manifestement anticléricaux, ce jour-là, la vérité ne pouvait venir que du ciel.

Victor Descombres
 

 

 

 
Pénombre, Mars 1994