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Jules Verne et le Hasard

Quand on pense aux rapports de Jules Verne avec la science de son siècle, ce sont d’une part les récits de voyages, d’autre part les anticipations techniques qui ont principalement retenu l’attention. Or, il existe un de ses livres qui est consacré au hasard, à sa rationalité comme aux émotions qu’il engendre. Ce livre, je l’avais lu dans ma jeunesse, mais je ne l’avais alors apprécié, comme il se doit, qu’au premier degré, à travers l’histoire qu’il raconte. Je l’ai retrouvé récemment, difficilement, car il ne fait pas partie de la vague des nouvelles éditions apportée par les célébrations du centenaire de la mort de l’écrivain. Il se trouve que je travaillais justement à un ouvrage collectif sur l’ « Idée de science au dix-neuvième siècle », avec un dernier chapitre consacré à la statistique et donc, au hasard. Je l’ai relu avec beaucoup d’intérêt, découvrant une face de Jules Verne qui semble avoir été plutôt ignorée.

Le titre est : Un billet de loterie. Le sous-titre précise le numéro : 009672. La magie du nombre est mise en valeur par la belle illustration d’une couverture Hetzel. Il s’agit d’un des Voyages Extraordinaires. L’action se passe en Norvège : un jeune marin, parti pêcher à Terre-Neuve, fait naufrage pendant le voyage du retour. Avant que son navire ne sombre, il met dans une bouteille un billet de loterie qu’il envoie à sa fiancée. Le billet lui parvient, avec quelques mots d’adieu de son fiancé qui lui demande d’assister au tirage. En attendant, l’histoire se répand, et elle est si belle que la valeur du billet s’en trouve modifiée : beaucoup sont persuadés que le billet ne peut que gagner le gros lot. Les enchères montent, et ceci d’autant plus que la fiancée, bien évidemment, refuse de vendre la dernière missive de son bien-aimé. Ce qui n’est pas raisonnable, du point de vue matériel. Mais, comme le dit Jules Verne : « Tout n’est pas mathématique en ce monde ! Le calcul n’a rien à voir dans les choses du cœur ». Les richissimes s’en mêlent, par exemple un Rothschild de Paris. La jeune fille reste inflexible.

Finalement, la jeune fille est pourtant acculée à vendre : sa mère, à la suite de spéculations boursières mal inspirées, a des dettes. Le méchant créancier est bien trop rationnel pour croire que le billet a plus de chances qu’un autre de gagner, mais il veut faire une bonne affaire, et échange sa créance contre le billet, en espérant le revendre plus cher. Las ! Le billet n’avait de valeur ajoutée que dans les mains de la sympathique fiancée, mais personne ne croit plus en lui dès lors qu’il appartient au méchant… qui se retrouve sans pouvoir le revendre.

Arrive le jour de la loterie. C’est là qu’on se rend compte du génie de Verne pour ce qui est du suspense : une foule immense est là, dont la fiancée, traînée là par un ami de la famille pour obéir à la dernière volonté de son bien-aimé. Six petites filles en robe blanche tirent, l’une après l’autre, un numéro de chacune des six urnes. Au départ, note Jules Verne, il y a un millionième de chance pour que sorte le numéro. Mais, tirage après tirage, chaque chiffre construit peu à peu le numéro fatidique. De sorte que l’on passe à un dix millième de chance, un millième… jusqu’au dernier tirage à effectuer, où il y a désormais une chance sur dix de gagner. Nouvel arrêt pour mieux nous faire sentir l’émotion du suspense, et voilà : la petite fille tire le sixième numéro, et c’est le bon. Stupeur ! Contre toutes les mises en garde que nous avait livrées Jules Verne sur le fait qu’il s’agissait, en toute rationalité, d’un billet comme un autre, aux yeux du hasard, voilà qu’il est tout de même sorti. Cela mérite un commentaire, qui viendra un peu plus loin :

« Peut-être trouvera-t-on quelque peu étonnant que ce numéro 9672, sur lequel l’attention avait été si vivement attirée, fût précisément sorti au tirage du gros lot. »

Jules Verne aurait alors pu faire valoir les droits tout puissants de l’auteur – il s’était déjà fait apparaître tel précédemment en tant que témoin oculaire de la beauté de la Norvège où il avait effectivement voyagé – mais il se borne à cette phrase lapidaire : « Oui, on en conviendra, c’est étonnant, mais ce n’était pas impossible, et, en tout cas, cela est. »

Mais au fait ! Le billet appartient au méchant ? Heureusement, nous sommes chez Jules Verne et tout doit bien se terminer. Le méchant avait accepté de vendre à l’ami de la famille, au prix même qu’il avait mis dans son achat, ce qui, à ses yeux, lui permettait, à ce moment de l’histoire, au moins de ne pas perdre d’argent. Cet ami devait sa vie à la fiancée et à son frère venus le secourir alors que, touriste imprudent, il était sur le point de glisser dans un précipice. Ainsi avait-il sa propre dette envers cette famille. Et même, il avait fini par retrouver le fiancé, qui allait reparaître à cette même séance de tirage...

Et tout est bien qui finit bien.

Jacqueline Feldman


Pénombre, Mars 2006