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L’arithmétique sans peine

Un peu de vigilance, un peu de jugeotte pourrait dispenser le lecteur de ricaner et le rédacteur de se prendre les pieds dans le tapis.

 
C’est bon pour le mental

L’existence des calculettes, qui deviennent de plus en plus perfectionnées, n’a pas fait disparaître les erreurs grossières de calculs arithmétiques simples. Je lis dans un document de Médecins sans frontières sur la tuberculose (juillet 1997), à la page 2, qu’à "chaque seconde, une personne de plus contracte la tuberculose quelque part sur la planète". Page 3 du même document j’apprends que "8 millions de nouveaux cas de tuberculose sont apparus en 1996". Personne ne s’est donc demandé, à Médecins sans frontières, si ces deux informations étaient cohérentes. Tout le monde, bien sûr, n’est pas forcé de savoir qu’il y a un peu plus de 30 millions de secondes dans une année, mais le calcul est facile à faire, même de tête si l’on se contente d’un résultat approximatif (il est vrai que le calcul mental a disparu des programmes de l’enseignement primaire). Avec une calculette, on trouve le nombre exact en 15 secondes.

 
Qu’est-ce qui augmente ? L’inflation ou les prix ?

Mon attention a été attirée par le titre d’un article du Monde daté du 11 janvier 1997 : "La progression de l’inflation a été limitée à 1,7% en 1996". Ce texte est clair : l’inflation (c’est-à-dire la hausse des prix) a été plus importante en 1996 qu’en 1995, puisqu’elle a progressé. Mais que signifie la progression de 1,7% ? En bon français, pas de doute : comme elle était égale à 2,1% en 1995, elle est passée, en 1996, à 2,1 x 1,017 = 2,1357%, ce qui fait toujours, puisqu’on ne met qu’un chiffre après la virgule, 2,1% (pourquoi alors parler de progression ?). Par contre, si l’on se réfère à l’usage courant, en "mauvais français", on pensera que l’inflation est passe de 2,1% à 2,1% + 1,7 = 3,8%.

Bien sûr, vous avez compris que ce n’est pas l’inflation qui a progressé, mais les prix, dont l’indice a donc augmenté de 1,7%. C’est ce qui ressort clairement de la lecture de l’article. De même, quand un titre vous dit que "la productivité dans l’industrie a baissé", vous devez comprendre que c’est en réalité le taux de croissance de cette productivité qui a diminué, et même lire l’article pour vous assurer que votre interprétation est correcte.

Ndr : "A l’automne 1972, le président Nixon annonça que le taux d’accroissement de l’inflation décroissait. Ce fut la première fois qu’un président en exercice se servit d’une dérivée troisième pour soutenir sa réélection", Hugo Rossi, (cité dans "Le dernier théorème de Fermat", Simon Singh, p.73).

 
Emerveillement devant la télévision

Si vous lisez le supplément hebdomadaire du Monde sur la télévision (je cite Le Monde, mais je suppose que d’autres journaux font de même), vous apprendrez, sous le titre " Médiamat. Médiamétrie " que telle émission, un certain jour de 1997, a été suivie par 1818950 personnes, telle autre par 10965670 et ainsi de suite, toujours à dix près. Ce degré de précision a de quoi émerveiller. Comment procède-t-on pour réaliser de tels exploits ? C’est très simple. Le nombre de téléspectateurs potentiels est évalué à 51,97 millions. On en interroge un certain nombre et on calcule le pourcentage d’audience. Si celui-ci s’élève à 21,1%, on retrouve exactement le deuxième nombre cité ci-dessus. Avec quatre chiffres significatifs pour les téléspectateurs potentiels et trois pour le pourcentage d’audience, on obtient à peu près certainement un résultat avec six ou sept chiffres significatifs.

Il est de même facile de faire mieux. Pourquoi ne pas ajouter un chiffre significatif au nombre de téléspectateurs potentiels et un au pourcentage d’audience, par exemple 51973 millions et 21,09% et l’on trouve un résultat au dixième de téléspectateur près ! Il n’est même pas besoin d’interroger beaucoup de monde : si on fait l’enquête après de 57 personnes et que 10 déclarent suivre ou avoir suivi une certaine émission, cela fait 17,54% d’audience et un résultat total au dixième de téléspectateur près également. Rien de plus facile, d’ailleurs, que d’arriver au centième de téléspectateur. Et dire qu’il y a encore des statisticiens qui perdent leur temps à faire des calculs d’erreur et à publier, en conséquence, des résultats largement arrondis !

 
Un Français sur trois

A la première page d’un prospectus de la Ligue nationale contre le cancer, publié en 1996 ou 1997, on lit, écrit en gros caractères, le texte suivant : "En l’an 2000, un Français sur trois aura eu ou aura un cancer dans sa vie".

Ces quelques mots m’ont laissé perplexe. Que signifient-ils exactement ? J’ai tout d’abord été frappé de l’apparente contradiction entre la précision des dates (une année bien définie) et le caractère approximatif de l’expression "un Français sur trois", qui ne veut certainement pas dire 33,33%. Y a-t-il des raisons de penser que la situation en l’an 2000 sera très différente de ce qu’elle était quelque trois ans avant cette date ?

Après avoir lu et relu ce texte, je le comprends ainsi (et je ne pense pas qu’on puisse le comprendre autrement) : parmi les Français qui vivront en l’an 2000, un tiers d’entre eux, au moment de leur décès, auront au moins été victime d’un cancer, mortel ou non. Mais parmi les Français qui vivront en l’an 2000, beaucoup vivront encore en 2025, en 2050 et même 2080 (de moins en moins évidemment, d’une date à la suivante). Qui est capable de savoir ce que seront les risques de cancer à ces différentes époques ?

Peut-être le chiffre indiqué a-t-il la même signification qu’un calcul d’espérance de vie une certaine année, qui suppose implicitement que les taux de mortalité à chaque âge demeureront inchangés dans l’avenir ? (le problème est le même pour le taux de fécondité des femmes). Je pense que la Ligue nationale contre le cancer aurait pu être aussi convaincante en s’exprimant autrement. Mais je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à rechercher, pour la lui proposer, une autre formule.

Joseph Klatzman, statisticien
Ecole des hautes études en sciences sociales

 
Pénombre, Décembre 1998