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L’esthétique du nombre dans la presse

Anne Brunel, journaliste à Radio-France, était l’autre "répondant" de la conférence d’A. Desrosières. Elle reprend ici son intervention.
 

Afin de mesurer quel usage le journaliste (encore qu’en jouant sur les nombres je devrais dire les journalistes) est amené à faire du nombre dans sa pratique informative (et/ou pédagogique), il m’est apparu que c’est encore en énumérant les différentes occurrences de l’arrivée du chiffre (ou des numéros, des nombres, des pourcentages, on dira aussi les quantités) dans l’exercice journalistique, que je pourrais m’efforcer d’en rendre compte (encore !) le plus honnêtement possible.

J’ai bien dit honnêtement. Je n’ai pas dit clairement. Car je n’oserais prétendre à la clarté tant il est vrai que l’intrusion du nombre dans l’écriture journalistique répond souvent à des règles peu lumineuses. Je ne prétend pas non plus à l’exhaustivité, car cette courte réflexion est le fruit d’un regard porté, à la demande de "Pénombre" sur ma pratique de journaliste de radio, et non le résultat d’une réflexion théorique approfondie.

Premier constat : Certains chiffres apparaissent en eux-mêmes comme porteurs d’une information. Ce sera par exemple la statistique révélatrice d’une tendance comportementale nouvelle….

Ainsi apprendra-t-on de façon saisonnière que le nombre de mariages a baissé, s’est stabilisé, ou connaît une recrudescence, et que la durée moyenne des séjours effectués à l’étranger par les français en vacances continue à s’effriter… un autre jour on découvrira que le nombre de savonnettes utilisées annuellement par les français a diminué, tandis que celui de la lingerie est en perpétuelle augmentation… informations remarquables ou badines dont le seul point commun est de nous arriver sous forme de numéros, à décoder, à commenter, voire à expliquer.
 

Numerus ex machina

Ces chiffres "nous arrivent". Ils "tombent" véritablement du ciel. Ils descendent, bien alignés, successivement, sur l’écran d’un terminal d’ordinateur relié aux agences de presse, entre deux dépêches… entre le résultat partiel des élections brésiliennes et le compte rendu d’une audience au tribunal de commerce… entre la dernière déclaration de Charles Pasqua sur l’organisation des primaires à droite et l’annonce de l’intervention des troupes russes en Tchétchénie… Au milieu du fatras hétéroclite des nouvelles du monde proche ou lointain surgit soudain le "bip" fatidique accompagnant les chiffres du chômage. Un nombre avec millions, milliers, centaines et unités que l’on va réduire à un taux, afin de nourrir l’explication. Un nombre qui, en tous cas, comme les autres indices annoncés pour la journée, tombe tel une parole divine, accompagné du signal sonore qui le sacralise un peu plus encore. C’est lui qu’on attendait… il était annoncé, le voilà qui tombe… nombre d’or sur écran lumineux.

Il est d’autres chiffres plus réguliers, plus gris, et qui à force de régularité se ternissent plus encore… et finissent par ressembler à une nouvelle forme de ponctuation, perdant peu à peu leur valeur informative. Qui s’est laissé bercer par la langoureuse rengaine de la météo marine a pu aussi dodeliner sur le refrain monocorde des cours de la bourse…

Ainsi le cours du journal radio est-il souvent rythmé (et ni plus ni moins que rythmé) par l’indice des prix… les chiffres du chômage (toujours accompagnés de la formule rituelle, voire sacrée "en données corrigées des variations saisonnières")… ou celui de la consommation des ménages…

Ainsi l’information s’anime-t-elle parfois de nombres dont le jeu phonique importe plus que le sens.
 

Au rythme des chiffres

On débusque encore cette même utilisation esthétique du chiffre dans la volonté de capter l’attention de l’auditeur ou du lecteur. Le chiffre n’est plus alors qu’une illustration de la contagion du sensationnel, ce syndrome qui transforme le nombre en fait divers. Le "beaucoup", le "très gros", "l’énorme", le "kolossal", c’est par exemple le gain impressionnant du dernier gagnant du loto, celui que l’on révélera en "millions de centimes" pour le grossir encore.

L’exemple le plus caractéristique peut-être de la valeur esthétique et rythmique des chiffres livrés à la radio est la fonction donnée à l’énonciation de l’heure dans les "tranches" d’information matinales.

Ainsi la revue de presse matinale, dont la durée moyenne est de 10 minutes, est-elle systématiquement coupée à deux ou trois reprises de rituels : « il est 8 heures 34, Yvan Levaï ! »… « il est 8 heures 38, Yvan Levaï ! »…Est-ce véritablement pour renseigner l’auditeur pressé sur l’inéluctable course du temps, quand celui-ci sait très bien que la revue de presse qu’il écoute chaque jour commence à 8 heures 30 pile, et s’achève aux environs de 8 heures 40 ? Ce n’est que rythmique chiffrée.

On peut analyser de la même façon les coupures des bulletins d’informations de France-Info qui n’excèdent jamais 7 minutes, et qui débutent à l’heure pile et à la demie de chaque heure. Les coupures "pendule" ne servent que de virgule.

L’on découvre alors que le journalisme comme les autres secteurs d’activité est envahi, dévoré par le souci de la forme à donner à l’information. Et le nombre, par le caractère obscur et mystérieux qu’il conserve encore souvent, participe intensément à cette mise en forme.

J’ai concentré ici l’observation sur le journalisme radiophonique, mais ne peut-on en dire autant sur l’utilisation des graphiques, courbes, tableaux et camemberts qui colorent et animent les pages de nos quotidiens, hebdomadaires et autres périodiques ?
 

Enfin, et je termine par là car nous entrons sur une voie moins sombre, mieux balisée, et plus raisonnablement pédagogique, les chiffres sont utilisés très régulièrement à l’appui d’une réflexion, d’un raisonnement, bref d’un article de "fond". Le chiffre vient alors nourrir un argument, il sert à le légitimer.

Mais cette dernière utilisation ne se rencontre que lorsque l’auteur de l’article a pu arracher, à force de combats réitérés, la place de s’étendre…

En radio, on dira qu’il fait une chronique… au moins deux minutes pleines et rondes dans lesquelles il pourra à loisir se vautrer dans une bénéfique abondance d’exemples chiffrés qui lui éviteront d’être trop péremptoire. En presse écrite, il sera parvenu à obtenir le nombre de feuillets suffisants pour mener à bien une analyse où le chiffre constituera un argument de plus dans son analyse d’une situation, voire permettra une édifiante comparaison.

Ici s’impose la nécessité d’échapper à la dictature de l’actualité brute et brûlante. Ici surgit l’intérêt de voir ces temps-ci la presse quotidienne donner plus de pages à la réflexion et au commentaire, et certaines radios préférer les émissions d’analyse à la multiplication des bulletins d’actualités, car c’est l’occasion donnée aux journalistes de travailler les nombres à la lumière du temps.

Anne Brunel

 

Pénombre, Février 1995