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La vie drôle (extrait)

J’ai l’honneur d’être au mieux avec M. Z., le sympathique chef du bureau de statistique à la Compagnie des Omnibus.

Ainsi, quand un quidam, s’exagérant mon influence, vient me demander de lui procurer quelque place avantageuse, m’empressé-je de le diriger vers mon ami avec un mot des plus pressants.

Neuf fois sur dix, et même un peu plus, le quidam est prié de repasser à des dates ultérieures, tellement ultérieures qu’il en a parfois froid dans le dos.

Car il faut vous dire que cette situation est fort demandée, non pas tant à cause des fabuleux appointements qui ne s’y attachent point, d’ailleurs, que rapport au délicieux passe-temps qu’elle constitue.

La statistique, en effet, est une science éminemment gaie et qui n’exige aucun surmenage intellectuel, sans compter que ceux qui s’en occupent ont toujours énormément de temps devant eux pour livrer leur petit travail.

Pourquoi cette longanimité des grandes administrations à l’égard de leurs statisticiens ? Voilà un problème que je ne me charge pas d’élucider. Encore une de ces mille énigmes qui déconcertent les plus clairvoyants des humains ! Chaque administration a son système de statistique, mais je crois qu’il en existe peu d’aussi curieux que celui employé à la Compagnie de nos Omnibus parisiens.

Ainsi, par exemple, ces messieurs sont actuellement en train d’évaluer le nombre approximatif de voyageurs que leurs voitures auront à transporter en l’an 1900.

Voici comment ils opèrent :

Prenons, par exemple, le cas de l’omnibus Batignolles-Clichy.

En 1889, date de la précédente Exposition universelle, ladite ligne a transporté 9’847’433,17 voyageurs.

Il est clair, disent ces messieurs, qu’en l’an I, ladite ligne en aurait transportés 1889 fois moins.

Et non moins clair, qu’en 1900 elle en transportera 1’900 fois plus.

Il n’y a donc plus qu’à exécuter une simple règle de 3 et accomplir ce petit calcul :

9 847 433,17 x 1 900
1889
 

Un bébé de vingt mois tant soit peu précoce se tirerait facilement d’une opération aussi limpide.

Et le plus curieux, c’est que les résultats ainsi obtenus sont généralement couronnés de succès.

Que M. Brunetière cesse donc une bonne fois de nous raser avec sa banqueroute de la science !
 

Alphonse Allais

Proposé par Josquin Barré

 
Pénombre, Décembre 1999