--

Le journal qui révélait d’obscures études

La nouvelle spécialité du journal Le Monde est de "révéler à ses lecteurs" le contenu de rapports gouvernementaux et de circulaires qui n’ont de secret que le fait de ne pas donner lieu à une conférence de presse ou à une publication au journal officiel. A court de telles révélations, en ce mois d’août 1998, lorsque la pollution ne flotte pas entre les niveaux 2 et 3, qu’on est sans nouvelles des coureurs cyclistes dopés, quand il faut trouver de quoi remplir deux pages de nouvelles intérieures, le journal offre enfin de longues colonnes aux sérieuses études statistiques. Béni soit le mois d’août pour les fabricants et diffuseurs de chiffres aussi arides que le Languedoc à ce moment de l’année. Une page entière, et même peut-être la une ! Peu de chances d’être lu attentivement sur les plages, mais la une quand même, cela vaut peut-être le coup d’essayer l’an prochain… Hélas, la torpeur gagne tout et tout devient mirage.

Mercredi 19 août (page 6, Société), titre sur toute la page : "Lors de la saison 1997-1998, la chasse a fait 224 victimes dont 45 morts. Une totalisation de l’Office national de la chasse, réalisée pour la première fois, met en valeur un nombre de victimes bien plus important que les années précédentes, même si ce bilan doit être relativisé par le nombre de pratiquants (1,5 million)".

 
Gibier

C’est servi bien frais, sans doute à l’intention de la permanence estivale de Pénombre. Ou de celle de l’Académie française pour le s du demi-million. On peut ensuite comprendre qu’il s’agissait de mettre en une phrase beaucoup de choses. Que l’ONC a tenté une enquête statistique présentée comme plus exhaustive que la traditionnelle source de la Gendarmerie nationale (il ne s’agit que de chasse au gibier, la Police nationale n’est donc pas compétente, la chasse à l’homme étant un sport urbain). Mais, qu’au-delà des chiffres, les responsables de cet organisme estiment que la situation devient fort préoccupante. Il n’empêche, ce titre est esthétiquement pénombresque. Et puis l’argument de la relativisation par le nombre de pratiquants ouvre de si larges perspectives ! La saison de chasse ne dure que trois mois. En dehors, ce n’est plus de la chasse, c’est du port d’arme prohibé. Donc pour avoir un équivalent annuel, on peut multiplier par quatre. D’où 180 morts annuels. Là, plusieurs possibilités (c’est le mois d’août, on a un peu de temps). On peut dire, ça fait un mort pour 8333 chasseurs. Voilà qui relativise. Mais notez bien que l’article précise que 91% des victimes sont des chasseurs. Alors là, ça fait un taux de mortalité d’environ 11 pour 100000 chez les chasseurs. En considérant que les chasseurs sont des hommes, on peut comparer avec le taux de suicide, soit environ 30 pour 100000. En tenant compte de l’âge des chasseurs, on trouverait un écart moindre. On ne devrait pas être très loin du taux de décès par accident de la circulation, 22 pour 100000 pour les hommes. On peut continuer. En 1995, les accidents du travail ont provoqué en ordre de grandeur 1300 décès pour une population active de 26 millions de personnes, soit 5 pour 100000. Les chasseurs feraient mieux de travailler le dimanche. Avant de relativiser, le journaliste pourrait ouvrir les tableaux de l’économie française, page 61. L’actualité semble en laisser le temps.

 
Tristes statistiques

Passons sur l’enquête médicale qui suit en bas de page, sur l’étude menée par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France - elle remplit à moitié la page suivante (La région parisienne compte de plus en plus de Franciliens d’origine, à quand les Franciliens de souche ?) - et sur l’étude de l’INSEE qui prévoit le "papy boom" en Provence-Alpes-Côte d’Azur - elle complète l’autre moitié. Deux pages d’études statistiques en guise de journal du soir : heureusement qu’il y a Bill et Monica en pages internationales. On pourrait bien relever cet encart titré "l’inégalité géographique devant la mort" : il explique que, selon l’étude, en Île-de-France, les taux de mortalité les plus élevés se concentrent dans les communes de l’ouest de la Seine-Saint-Denis et quelques cantons périphériques de Seine-et-Marne économiquement défavorisés. Finalement, il faudrait aller voir à chaque fois qui, du journaliste ou de l’auteur de l’étude, provoque ces lectures superficielles, rapides ou incohérentes des résultats. C’est bien la question pour cette étude de l’INSEE qui fait le grand titre de la une dans l’édition du 14 août : "L’Île-de-France, région la plus riche d’Europe. L’INSEE compare pour la première fois la richesse des 196 régions de l’Union européenne. Le PIB de la région parisienne est supérieur à celui de la Lombardie, de la Rhénanie-Wesphalie, du Grand Londres ou de la Catalogne. L’Europe des régions est marquée par de grandes disparités."

Et page 8 un énorme graphique en bâtons qui met l’Île-de-France à 2178 milliards de francs. Seconde, la Lombardie plafonne à 1416 milliards. D’ailleurs c’est curieux comme en ce mois creux de l’information, les graphiques doublent de surface par rapport à la normale. Même la carte météo tient sur une demi-page. Mais dans la nuit du 13 au 14 août, René Padieu veillait aussi et embrassait l’affaire d’un regard plus large…

Bruno Aubusson de Cavarlay

 
Pénombre, Décembre 1998