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Les lectures de Clara Halbstatten

Chers tous,

J’ai prolongé si tard mon séjour à Digne-les-Bains, que je ne pourrai me rendre au comité de rédaction de rentrée. Je vous adresse néanmoins ma contribution en espérant que vous ne la jugerez pas trop cavalière. J’avais apporté avec moi de nombreux ouvrages sérieux, et bien dans le propos de Pénombre. Je n’en ai lu que quelques uns, ayant cédé souvent aux délices de la lecture de ma concitoyenne Alexandra, je veux parler d’Alexandra David-Néel dont vous n’ignorez pas qu’elle a terminé à Digne sa longue (101 ans) et aventureuse vie. Je vais en effet rester encore un peu ici : je travaille sur certaines archives que contient sa maison, devenue un centre d’études tibétaines.

Quel rapport me direz-vous entre ces ouvrages, que j’avais à commenter, et ceux de notre aimable orientaliste ? Aucun, vous répondrai-je sinon que je bois toujours dans les récits d’Alexandra, que j’ai un peu connue, une eau si fraîche et si désaltérante, que je la trouve à présent indispensable pour trouver un sens nouveau à ce grouillement et cette agitation de chiffres et de calculs. Je voudrais y voir plus clair, comme j’imagine que par magie un de ces lamas ne manquerait pas de découvrir la vérité dans un fatras d’obscurs gribouillis. Qu’y a-t-il de sacré dans le nombre ? Voilà la question qui m’a conduite ici. Ne riez pas. À n’importe quel chiffre on accorde un pouvoir, et tous contiennent leur mystère.

Ce sont des pensées de vieille dame un peu toquée et je ne vous en voudrais pas de ne pas vous y attarder.

Je n’ai pas envie de retrouver déjà les brumes parisiennes, mais j’aurai tant de plaisir en votre compagnie qu’il ne faut pas craindre que je reste absente encore longtemps. Il me faudra bien revenir dans le siècle et, dans votre pénombre, me mettre à l’abri de ses trompeuses lumières.

Voici donc succinctement un commentaire sur des livres dont les auteurs, eux, ne radotent pas.
 

Les mesures de l’Etat, Eric Brian, Albin Michel, 1994, coll. "Evolution de l’humanité".
Le sujet de ce livre ne saurait être plus proche de nos préoccupations, puisqu’il s’agit d’une étude sur la mise en place par l’Etat, au XVIIIe siècle, des mesures, notamment celle des populations, d’où tirer des implications politiques. Il me paraît même que l’auteur de ce livre sérieux et documenté a repris de ce siècle quelque chose de l’esprit, au sens de drôlerie et de pertinence.

Les étrangers en France, INSEE, 1994, collection "contours et caractères".
C’est le rapport très attendu pour ne plus tenir de propos fantaisistes sur les étrangers en France. On y apprendra que leur nombre est de 3,6 millions, soit 6,4% de la population totale, que ce taux est constant depuis 1970, qu’ils consultent moins souvent un médecin que les Français, que 18% d’entre eux vivent dans des quartiers défavorisés, que les Maghrébins boivent trois fois moins d’alcool que les Français, et - je ne vous apprendrai rien - que la proportion des étrangers, parmi les personnes incarcérées, est passée de 20% en 1980 à 31% en 1993.

La politique des grands nombres, histoire de La raison statistique, Alain Desrosières, Ed. de la Découverte, 1993.
Cet ouvrage est essentiel pour l’histoire et la sociologie de la statistique. Alain Desrosières, qui nous a promis de nous rendre bientôt visite (voir l’encadré ci-contre - NDLR), s’y livre à une réflexion profonde sur la discipline statistique et ses objets dans le champ social.

Les limites de la planète, Hervé Le Bras, Flammarion, 1994.
Hervé Le Bras, à défaut d’être totalement optimiste, doute du bien fondé scientifique des prévisions catastrophiques sur le devenir de notre planète, surpopulation, effet de serre, trou d’ozone. Rien ne le prouve, aucune méthode des scientifiques de l’apocalypse ne trouve grâce aux yeux de ce pourfendeur du malthusianisme.

 
 

Rentrez vite, chère Clara, votre absence s’est bien fait sentir. Vous ne nous en voudrez pas d’avoir publié l’intégralité de votre lettre...
NDLR

 
Pénombre, Octobre 1994