--

Les noces de Canna (bis)

L’utilisation à des fins politiques de nombres, avec une argumentation discutable, fait florès dans le domaine de l’usage des drogues, en particulier du cannabis.
 

On remet souvent en cause l’intérêt de faire des enquêtes en population générale sur l’usage des drogues pour des raisons de coût financier, de difficultés à être raisonnablement représentatif du phénomène, mais surtout pour une question d’utilité : des prévalences, certes, mais pour quel usage ? Les récentes déclarations du général Barry McCaffrey, responsable de la lutte contre les stupéfiants aux Etats-Unis, au sujet de la politique néerlandaise en matière de toxicomanie, en fournissent l’exemple. Celui-ci avait en effet prétendu que l’approche néerlandaise était un échec total, prenant pour preuve que le taux de meurtres aux Pays-Bas s’élevait à 17,5 pour 100 000 habitants, soit plus du double de celui des Etats-Unis. Le démenti de l’Office Central Néerlandais des Statistiques (CBS) qui en a suivi a permis de constater la vraie valeur de ce taux qui n’est en réalité que de 1,8 pour 100 000. Ses auteurs n’ont même pas jugé utile de revenir sur le raccourci qui consiste à imputer à la seule permissivité en matière de consommation de cannabis la responsabilité de la criminalité, tant l’erreur sur le chiffre était édifiante. On peut ainsi douter de l’usage qui est fait des mesures de prévalence issues des enquêtes en population générale, tant sur le plan strictement quantitatif (une virgule est si vite oubliée…) que d’un point de vue étiologique (le discours éludant le schéma souvent complexe des interdépendances entre variables).

Au-delà de cet exemple très caricatural, il existe un réel besoin de mesurer l’ampleur des phénomènes liés à l’usage des drogues, et surtout de les comparer dans de bonnes conditions avec ceux des autres pays (européens en particulier). On trouve également des exemples plus discrets pour lesquels ce manque de mesure de référence se ressent de façon cruciale. À propos de la conduite sous influence par exemple, un article paru dans le Figaro du 01/07/98, intitulé "Cannabis : contrevérités dangereuses" ainsi que plusieurs dans le Quotidien du Médecin, commentent le fait qu’il aurait été trouvé "du cannabis dans le sang de 16% des conducteurs impliqués dans un accident mortel", suivant une enquête réalisée à l’initiative du Comité interministériel de Sécurité routière1. Ce pourcentage se situe au cœur d’une argumentation remettant en cause les conclusions du rapport Roques sur la dangerosité des psychotropes et déplorant le vide juridique concernant le dépistage de produits toxiques lors des accidents de la route.

La description des causes des décès sur la route est certes d’une importance capitale dans l’élaboration d’une prévention routière adaptée à des comportements évolutifs, mais l’interprétation de ces statistiques et le sens qui leur est attribué au cours de ces exégèses successives prêtent à confusion et méritent un instant d’attention. Ces articles fournissent l’occasion de souligner l’important rôle politique des chiffres, aussi bien dans leur conception que dans leur vulgarisation et leur diffusion : bien connu des économistes, il touche également la santé publique, bien que le caractère sensible des sujets dont elle traite ait pu sembler la préserver de ces phénomènes d’amplification.

A travers ces quelques exemples, épinglés parmi d’autres, il ne s’agit pas seulement de déceler une erreur d’argumentation statistique classique que d’engager une discussion épistémologique plus vaste sur la capacité d’inférer une compréhension de mécanismes à partir d’observations statistiques.

 
Ce que comparer signifie

Le recours au pourcentage précité comme fondement de l’argumentation d’une liaison étroite entre consommation de cannabis et danger mortel au volant mérite un court développement. Sans doute aurait-il été plus pertinent de comparer, dans ce but, le taux d’accident mortel des conducteurs ayant ou non consommé des dérivés cannabiques. Toutefois les problèmes d’estimation de telles données (en raison des difficultés à délimiter la nature et les modalités de la consommation d’une part et de concevoir un dispositif d’observation conforme à l’objectif recherché d’autre part) permettent de justifier, au moins en principe, la procédure adoptée. Cette première remarque à la décharge des concepteurs de l’enquête et de des commentateurs laisse néanmoins un grand nombre de points obscurs.

Outre le fait que ces 16% sont issus d’un échantillon de taille modeste (164 individus) ne garantissant pas une grande précision, on est en droit de s’interroger sur la portée de ce pourcentage. En effet, si sa seule évocation apparaît comme l’expression d’un phénomène préoccupant, au sens non négligeable du terme (16%, ce n’est pas rien…), il n’a néanmoins de sens que comparé à son équivalent au sein de la population de l’ensemble des conducteurs, ou au moins de la population générale.

Pour schématiser, si la moitié de la population consomme du cannabis et que ce n’est le cas que de 16% des individus responsables d’un accident grave, on pourrait peut-être conclure - en s’appuyant sur d’hypothétiques vertus apaisantes du tétrahydrocannabinol (THC)2 qui s’ajoute aux seules conséquences thérapeutiques nocives dénoncées par le Figaro - que ce produit a une incidence positive sur la qualité de la conduite automobile, ou encore que les usagers de cannabis sont prudents et ne prennent pas le volant.

Indépendamment de l’intérêt descriptif du pourcentage de décès sur la route imputé à la consommation de cannabis (qui n’est vraisemblablement pas une cause unique)3, et avant même de se lancer dans l’épineuse question de la relation de cause à effet, il manque pour déceler simplement une sur ou une sous-représentation des consommateurs de cannabis parmi les causeurs d’accident mortel par rapport à l’ensemble des conducteurs, un référent par rapport auquel juger ce pourcentage : la consommation de cannabis en population générale ou, plus précisément, parmi les personnes conduisant un véhicule.

 
Trouver un dénominateur commun

Les chiffres dont on dispose en France pour caractériser les usages en population générale ne sont pas d’une grande qualité car ils sont issus d’enquêtes reposant sur de petits échantillons et sur des méthodes parfois contestables, étant donné les difficultés inhérentes à la mesure de ce phénomène. Malgré la diversité des entreprises engagées en ce sens, aucune évaluation simple et précise n’est donc actuellement disponible pour la comparer aux 16% avancés précédemment. Différentes études recensées par l’OFDT permettent néanmoins de fournir un ordre de grandeur de la consommation actuelle même si elle est toujours difficile à rapprocher du cas proposé, la structure de l’échantillon (sexe, âge, situation professionnelle, etc.) et la conception de la consommation (type de produits, quantités, fréquences, durée, etc.) rendant une comparaison fine impossible.

L’enquête la plus robuste sur laquelle on puisse s’appuyer (échantillon probabiliste de 1993 individus) est le baromètre santé du Comité Français d’Education pour la Santé (CFES) de 1995, qui chiffrait à 28% la prévalence d’usage de cannabis des [18-35 ans] au cours de leur vie. Bien sûr, ce chiffre contient de nombreux expérimentateurs ou consommateurs occasionnels puisque seuls 40% d’entre eux environ (soit 11% des [18-35 ans]) en ont consommé au cours de l’année précédent l’enquête, ce qui constitue sans doute une fourchette basse.

 
La bonne méthode

Pour une meilleure comparaison aux "16%", il convient sans doute de s’affranchir du problème de maintien de la substance active dans le sang en comparant ces résultats obtenus suivant une analyse sanguine avec ceux obtenus suivant le même type de méthodologie, en population générale. En effet, il existe d’autres méthodes que les enquêtes pour mesurer le niveau de consommation des psychotropes, parmi lesquelles les analyses de cheveux (pratiquées aux Etats-Unis, notamment à l’occasion de tests de la qualité du déclaratif dans certaines enquêtes), de sueur (avec l’apparition récente du "Drugwipe") et les analyses d’urines. Cette dernière a été utilisée jusqu’en 1996 par le Service de santé des Armées dans le cadre des journées de sélection des appelés au service national. Les résultats obtenus en 1995 et 1996 étaient respectivement de 15,01% et 15,66% pour un échantillon représentatif des jeunes hommes de la tranche [18-23 ans], majoritairement âgés de 21 ans.

Si cette différence entre les tranches d’âge et le fait que cet échantillon est exclusivement masculin empêche de conclure hâtivement, on voit néanmoins des ordres de grandeurs très proches de ceux annoncés pour les conducteurs impliqués dans des accidents mortels.

Une autre méthode d’analyse toxicologique, l’étude en immunoenzymatique EMIT a également été pratiquée en 1995 par l’Institut de médecine du travail du Nord de la France sur un échantillon de 1978 salariés travaillant dans différentes entreprises de la région Nord-Pas-de-Calais. Cette étude a révélé 17,5% de traces dans l’ensemble de la population, tous produits et tous âges confondus. Le cannabis et les benzodiazépines y offraient d’ailleurs des prévalences supérieures à celles de l’alcool, produit cependant réputé très consommé dans cette région. En particulier chez les jeunes, pour la tranche d’âge [16-35 ans], 8% des analyses ont révélé des traces de THC (contre moins de 0,5% à l’alcool, qui touche plus les tranches supérieures). Les traces d’alcool dans le sang sont certes moins persistantes que le cannabis et engagent donc à interpréter ces chiffres de manière relative. Ils donnent néanmoins des informations importantes sur le niveau de consommation de cannabis en France. En effet, bien que l’échantillon de cette étude exclue les femmes et ne concerne qu’une région (le Nord-Pas-de-Calais) couramment considérée comme l’une des plus touchées par la toxicomanie, sa réduction au milieu professionnel (dont il est souvent fait l’hypothèse qu’il est moins souvent soumis au problème que l’ensemble de la population) peut constituer une estimation minimisante de celle-ci.

La meilleure solution pour obtenir une base de comparaison solide aux 16%, et plus généralement pour se doter de valeurs de référence robustes sur le domaine, est de mettre en place un dispositif d’observation en population générale suffisamment représentatif et pérenne pour assurer la validité de ces estimations de prévalences et de leurs évolutions. Ce type d’outil devrait être plus efficace que par le passé en France du fait de la banalisation de l’usage du cannabis qui devrait assurer un meilleur déclaratif.

A titre d’exemple, on peut citer le British Crime Survey, enquête de très bonne qualité réalisée au Royaume-Uni par le Home Office. En de nombreux points remarquables (échantillon aléatoire de 10 000, individus, pérennité du protocole d’enquête biennale depuis 1992, etc.), cette étude nous apprend que 36% des [16-29 ans] ont déjà consommé du cannabis au cours de leur vie, 21% au cours de l’année et 12% au cours du mois précédent l’enquête. Que dirait-on dès lors au Royaume-Uni d’un taux de 16% chez les conducteurs impliqués dans un accident mortel ?

 
Une base de discussion commune

Mais même si l’on disposait en France d’un outil d’observation quantitative de l’usage des psychotropes d’une telle qualité, il faudrait rester prudent dans les analyses.

En effet, dans quelle mesure la consommation est-elle récente au moment de l’accident ou non ? Les questions de temporalité, primordiales dans la recherche d’un enchaînement causal, ne sont pas faciles à résoudre dans ce cas.

En outre, sur la proportion de conducteurs concernés, combien étaient-ils sous l’emprise d’un autre psychotrope dont l’effet pourrait également être considéré comme la cause de l’accident, que ce soit l’alcool ou les médicaments de tous types, et en particulier les somnifères et les tranquillisants ? Les conduites de polyconsommation étant vraisemblablement de plus en plus fréquentes, elles sont aussi une importante source de biais dans la lecture des résultats.

L’idée n’est pas d’excuser l’usage de cannabis avant la prise du volant sous prétexte que d’autres causes d’accidents mortels demeurent également impunies suivant le même schéma fallacieux qui conduit certains à disculper les excès de vitesse sous prétexte que d’autres délits tels que la conduite sous l’effet de drogues ne sont pas sanctionnés. Elle est simplement de discourir plus largement des limites de définition de la toxicomanie, qui ne se réduit pas à l’usage de substances légalement prohibées ou d’alcool, ce que la question de la conduite sous influence discutée dans le cadre de la loi Gayssot, rend plus nécessaire encore.

Il s’agit également d’engager un débat sur le fondement des conclusions comparatives. Au-delà de l’imprécision statistique sur laquelle elles reposent fréquemment, la confusion est souvent faite entre une compréhension fine des mécanismes actifs d’un phénomène et la description statistique de certaines de ses modalités. Le problème de comparaison des différents dangers que constituent respectivement la consommation de tabac4, d’alcool, de cannabis ou de toute autre substance vient de cet amalgame. Les effets de ces différents produits sur l’organisme peuvent être décrits dans un schéma explicatif complexe, qu’une réduction statistique ne permet à elle seule de reconstituer, quand bien même elle aurait contribué à la découverte des mécanismes actifs.

Le problème de hiérarchie des dangers demeurera donc insoluble et conduira à des débats sans fin tant que personne ne s’accordera à discourir des mêmes enjeux et qu’on mêlera, sans distinction, les arguments fondés sur les modes d’action et les conséquences physiologiques et cliniques des différentes substances engageant d’éventuelles prises de risque avec les arguments fondés sur la prévalence de ces différents produits, dans différentes situations de dangers avérés.

François Beck
Statisticien, OFDT

 

1. L’étude porte sur un échantillon de 164 individus âgés de 18 à 35 ans. Les références de l’enquête, comme dans de nombreux commentaires de presse, ne sont pas systématiquement données. Le Quotidien du Médecin en fait part dans son article du 30/09/1998.

2. Substance active du cannabis

3. Les études des causes de la mortalité (de l’INED en particulier) ont montré depuis longtemps les difficiles classifications dans des catégories exclusives.

4. En référence plus ou moins explicite, dans le cadre de cette discussion, au rapport Roques.

 

 
Pénombre, Avril 1999