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Les réceptions de l’ambassadeur

Bianca-Margarita Coronado est une habituée de la traversée de l’Atlantique. Sur son ordinateur portable de technicienne de la communication elle nous dit avoir composé le texte suivant, à la lecture du numéro spécial anniversaire du Point.

On comprendra que nous le publiions in extenso, en raison des liens étroits qu’il manifeste avec notre association.
 

J’ai devant moi dix heures de vol, de Paris à San Francisco. L’appréhension du décollage enfin dépassée, je me suis ruée sur les différentes lectures offertes par la compagnie. La très grande majorité des accidents aériens ont lieu au moment du décollage ou de l’atterrissage. J’étais donc tranquille jusqu’à l’arrivée. Justement l’exemplaire du Point (1) que je tenais dans les mains faisait état d’une kyrielle de chiffres. J’ai cherché vainement dans le magazine une confirmation des statistiques sur la survenance des accidents d’avions. Et puis j’ai repensé à Clara (2). Combien de fois nous a-t-elle mis en garde contre l’emploi des chiffres à tort et à travers…

Pour son anniversaire, Le Point a décidé de faire du chiffre, si j’ose dire, sur la base « d’un jour en France », tous les faits sociaux, culturels, économiques etc. y sont présentés sur la base d’une journée. De ce fait, on aboutit à 130 pages de papier glacé, et mon œil s’est professionnellement allumé : les faits sont disséqués, décortiqués, calculés, pesés, extrapolés bref découpés en rondelles. Le sensationnalisme, on aime bien ça aussi aux États-Unis. Voilà un sujet qui enchanterait Louis (3). Moi qui fais plutôt dans la mode et le clinquant, je suis loin de ces préoccupations.

« La loi des grands nombres aveugle plus qu’elle n’éclaire » peut-on lire dans l’éditorial, entre les pubs de Dior et Cerruti. On part du postulat que le nombre est austère, qu’il rend malade. Beaucoup se plaignent d’allergies aux chiffres, comme au poisson ou aux fraises. Moi la première avant d’avoir rencontré Louis, puis sa tante, je me méfiais d’en faire des excès. Le Point décide donc de « rendre les chiffres palpables, de les mettre à portée de nos cervelles » et pour cela « ce qu’on appellerait en philosophie l’unité esthétique » choisie, c’est le jour. L’individu, la famille, la société, le travail, l’argent, les loisirs, la communication, Paris, le monde, tout y passe. Tout vraiment ? trop philosophique pendant les trous d’air.

Parlons concrètement : un chiffre m’a toujours secrètement intéressée. Je me dois souvent de suivre un certain protocole. Louis occupe un poste diplomatique important aux États-Unis. Et les réceptions de l’ambassadeur sont réputées pour le bon goût du maître de maison. Pourtant, moi, pendant que l’on propose canapés et friandises, je pense à autre chose… Ce qui me préoccupe c’est le pourcentage de personnes qui changent de slip tous les jours par pays. Eh bien Le Point éclaire ma lanterne. Ça me fascine ! Comment fait-on pour calculer cela ? À partir d’un échantillon représentatif ? (du public interrogé, pas du slip). On arrive même à faire des comparaisons internationales ! Il se trouve que je suis en plein dans une campagne de publicité pour des slips français aux États-Unis, et que je me demande si l’argument « français » est bien porteur. Et puis c’est un détail éclairant sur notre « habitus » pour user de la terminologie de Pierre Bourdieu. Je peux maintenant vous dire que les Allemands sont à la traîne dans ce domaine. Si.

La présentation choisie par le journal est critiquable, et j’en sais quelque chose, en ce sens qu’elle privilégie avant tout l’effet d’annonce. Cet effet là devrait être réservé. Interdit dans certains domaines. Le point veut nous donner une moyenne palpable, au sens où on peut les toucher, comme les chiffres prennent corps quand on peut compter sur ses doigts. Ces chiffres sont censés nous atteindre. Par exemple, on nous dit, sur un thème sensible comme celui de l’insécurité : en France, chaque jour de 1996… il y a 3 homicides, 3 tentatives d’homicide, 207 coups et blessures volontaires, 81 atteintes aux mœurs dont 20 viols etc. C’est l’image immédiate, choc. Comment y échapper ? un jour ça va tomber sur moi. Heureusement il n’y a pas beaucoup d’accidents d’avion. Cette présentation renforce la violence du fait. Alors qu’une présentation sous forme de taux, aurait eu l’avantage de relativiser les phénomènes. Si je me souviens bien, un taux c’est le rapport des événements survenus dans une population durant une période, à la population moyenne durant la période. La période choisie est généralement l’année civile et si ce n’est pas le cas on calcule des « taux ramené à l’année ». On obtient ainsi la fréquence d’apparition du phénomène au cours d’une année. On est loin de la présentation journalière qui est utilisée par Le point non pour éclairer mais pour en imposer même si les chiffres sont exacts.

Sans doute est-ce moins porteur « journalistiquement » puisque dans le cas des crime par exemple, les taux seraient infinitésimaux statistiquement, et peut-être que je n’aurais pas été attiré par Le point.

On annonce l’atterrissage à San Francisco. J’aurais échappé aux collisions avec les oiseaux qui représentent le principal risque d’accident d’avion pour les 3 528 767 passagers qui prennent l’air chaque jour de par le monde. Pauvres mouettes, grues et goélands écrabouillés dans les réacteurs et nous dans la carlingue.

Petit vent frisquet, air bleu de Frisco. Louis est là.

Bianca-Margarita Coronado
 

(1) Parution du Point n° 1306 du 26 septembre 1997, spécial anniversaire « 25 ans ».

(2) Clara Halbschatten

(3) Le lecteur apprendra avec intérêt que Louis Coronado est le neveu de notre chère Clara Halbschatten.

 
Pénombre, Janvier 1998