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Macédoine dans l’Océan Indien

UN DÉBAT fait rage aujourd’hui à Maurice : celui tendant à faire disparaître la « Population générale » de la constitution. Et l’actuel Premier ministre M. Navin Ramgoolam, vient de reprendre à son compte une revendication du front créole mauricien, tendant à remplacer cette catégorie par celle des « Créoles et autres Chrétiens ». Car, à Maurice, la constitution, en son annexe I §4, reconnaît, parmi les composants de la population nationale, la catégorie de la « Population générale ». Il s’agit là d’une des quatre communautés dégagées par le texte fondamental de l’ancienne Isle de France ; les trois autres étant celles des Hindous, des Musulmans et des Sino-Mauriciens. Et cette Population générale est définie comme comprenant tous ceux qui par leur « mode de vie », n’appartiennent pas aux trois autres.

Une huitaine gagnante

L’on commence alors à comprendre de quoi il retourne : le découpage communautaire de la population. À une fin particulière : l’élection de représentants aux élections générales. Cette répartition communautaire alimente donc le système électoral et est liée au mode de scrutin en vigueur, le best loser system, qui repose sur l’allocation de 8 sièges(1) supplémentaires aux 62 attribués par l’élection directe, aux communautés les moins bien représentées, ce qui suppose, à tout le moins, de connaître la communauté d’appartenance de chacun des candidats. Mais en raison de sa dénomination comme de sa définition, il est loisible de se demander si la Population générale ne formerait pas quelque catégorie résiduelle, de celles qui peuvent tout aussi bien être désignées de l’appellation de « divers » ou « autres », dans les recensements, enquêtes ou sondages.

Alors pourquoi un tel acharnement contre une catégorie fourre-tout, qui ne stigmatiserait pas autant que les trois autres une appartenance ethnique, culturelle ou religieuse donnée ? Et comment l’actuel Premier ministre et un de ses prédécesseurs, M. Paul Bérenger, en viennent-ils à demander solennellement son remplacement par une autre ? C’est parce qu’elle est apparemment neutre et qu’elle renvoie néanmoins à des contours déterminés dans le contexte mauricien, qu’elle constitue un questionnement majeur, sur les plans social et politique. Les quatre communautés identifiées par la constitution mauricienne sont censées structurer la division culturelle, ethnique, sociale et politique du pays et permettre l’élection des députés et rien de plus, les recensements réalisés sur une base ethno communautaire n’ayant plus cours depuis 1982.

Pourtant, selon le recensement de 2000, les Hindous représenteraient « environ » 51 % de la population, les musulmans 17 %, les Sino-Mauriciens quelque 2 %, la « Population générale » formant le reste, c’est-à-dire « environ » 30 %. La Population dite générale n’est guère homogène, puisqu’elle comprend les descendants des Européens, appelés « Franco-Mauriciens », car ils sont principalement d’ascendance française, les descendants des anciens esclaves importés du continent africain et de Madagascar, dits « Créoles » ou mieux aujourd’hui, « Afro Créoles », terme dont certains n’hésitent pas à se désigner eux-mêmes, et les personnes issues des mélanges entre les deux groupes précédents, souvent dénommées « Gens de couleur ».

La langue française n’est pas non plus leur facteur commun, car les Hindous, les Musulmans et les Sino-Mauriciens peuvent également participer activement à la francophonie, cependant que certains créoles ne parlent que fort imparfaitement le français. C’est, en réalité, la religion chrétienne qui pourrait servir de dénominateur commun à ces trois sous-ensembles, regroupés derrière l’énigmatique expression de Population générale. Encore qu’il faille réserver l’existence de Sino-Mauriciens et d’Indo-Mauriciens de confession chrétienne, qui ne semblent pas être inclus dans la Population générale. C’est ainsi qu’en 2000, les recenseurs se sont servi, pour définir les effectifs des « Sino-Mauriciens », du seul critère linguistique, celui de la connaissance d’une des langues parlées dans l’ex-Empire du Milieu et non d’un critère purement confessionnel ; or certains Sino-Mauriciens sont bel et bien de confession chrétienne. L’on ne manquera pas de relever, de toute manière, que dans une telle taxinomie, les personnes athées ou agnostiques se trouvent autoritairement décomptées dans une catégorie dégagée à partir d’un critère confessionnel.

En toute hypothèse, ce qui est contesté est assu¬rément le caractère attrape-tout de la Population générale ; sur le plan économique et social, cette dernière embrasse et des personnes se trouvant en haut de la hiérarchie sociale et d’autres en formant exactement le bas. Car il existe un fossé entre les Créoles ou Afro Créoles et les Franco-Mauriciens. Bien plus important qu’entre chaque sous-groupe de la Population générale et les Hindous, les Musulmans ou les Sino-Mauriciens.

Avatars...

Le regard porté sur l’histoire des recensements à Maurice est riche d’enseignements. Le premier recensement, en 1846, ne reconnaissait que trois communautés : celle des Indiens, celle des « Ex-apprentis », en fait personnes d’origine africaine ou malgache et celle de la « Population générale ». Déjà... En 1861, il n’y en avait plus que deux... Celles de la Population générale (incluant les ex-apprentis) et des Indiens. En 1901, quatre catégories s’y substituent : les Blancs, les Africains, les Indiens et les Chinois. Mais la Population générale réapparut ensuite et trois groupes furent donc distingués ; avant qu’en 1962, le recensement ne vînt détacher des Indo-Mauriciens, les Musulmans, prélude à la classification quadripartie prévue par la constitution depuis l’indépendance du pays, en 1968.

Aujourd’hui, certains prônent le remplacement de la Population générale par la catégorie plus consensuelle et plus identitaire à la fois, celle des « Créoles » ; d’autres préféreraient l’éclatement de la Population générale en deux, voire trois (?) groupes, de sorte de mieux faire apparaître les Afro Créoles et ne pas les globaliser avec les autres composantes actuelles de la Population générale. Et revenir ainsi aux séparations des premiers recensements, qui n’englobaient pas sous le même libellé les descendants d’Européens et d’Africains...

Les débats qui ont lieu dans l’Océan Indien résonnent curieusement en France, après la décision du Conseil constitutionnel proscrivant tout recensement ou enquête sur des bases ethniques, laquelle n’a fait que raviver les différends au sein de la communauté... scientifique ! Il ne suffit pas de catégoriser la population, encore faut-il poursuivre un raisonnement téléologique à quelle fin ? Élire des parlementaires, ou faire ressortir les inégalités sociales derrière l’apparente unité nationale ? Ou les deux à la fois ? Un constat est assez expressif : à Maurice, la revendication tenant à la disparition de la Population générale et à son remplacement par la catégorie des Créoles, bien qu’étant limitée à la sphère électorale, est perçue par les Créoles ou les Afro Créoles, comme porteuse d’une avancée sociale, de nature à mieux identifier les lacunes des politiques publiques, oublieuses de leur existence.

En France, des recensements, sans portée du point de vue de la représentation électorale, ayant pour assise des critères ethniques et commu¬nautaires, ont été pratiqués par l’Insee en Nouvelle-Calédonie, ainsi que dans les îles Wallis et Futuna, jusqu’en 1996. Ils furent abandonnés après que le précédent Président de la République eut manifesté sa vive désapprobation envers un tel système. Il resterait à démontrer si les inégalités sociales se sont accrues ou ont diminué depuis leur abandon, ou bien si durant le temps où ils eurent cours, les différences sociales entre les « communautés d’appartenance »(2), selon la terminologie alors employée, se sont aiguisées ou estompées...

Chadanou Doubsar

(1) En réalité, seuls quatre sièges sont purement et simplement alloués de manière à rétablir un équilibre entre communautés ; les quatre autres le sont en tenant compte et des communautés et des partis qui ont bénéficié des quatre premiers.

(2) Lesquelles étaient les suivantes : Européens, Mélanésiens, Ni-Vanuatu, Indonésiens, Tahitiens, Vietnamiens, Wallisiens et Futuniens, Autres asiatiques, Autres et non déclarés.