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Nager dans les chiffres

La critique est contraire à la tournure normale de l’intelligence humaine ; la tendance spontanée de l’homme est de croire ce qu’on lui dit. Il est naturel d’accepter toute affirmation, surtout une affirmation écrite – plus facilement si elle est écrite en chiffres, encore plus facilement si elle provient d’une autorité officielle, si elle est, comme on dit, authentique. Appliquer la critique, c’est donc adopter un mode de pensée contraire à la pensée spontanée, une attitude d’esprit contre nature. On n’y parvient pas sans effort. Le mouvement spontané d’un homme qui tombe à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réfréner ses mouvements spontanés et de faire des mouvements contre nature.

L’impression spéciale produite par les chiffres est particulièrement importante en sciences sociales. Le chiffre a un aspect mathématique qui donne l’illusion du fait scientifique. Spontanément, on tend à confondre précis et exact ; une notion vague ne peut être entièrement exacte, de l’opposition entre vague et exacte, on conclut à l’identité entre exact et précis. On oublie qu’un renseignement très précis est souvent très faux. Si je dis qu’il y a à Paris 2 526 637 âmes, ce sera un chiffre précis, beaucoup plus précis que "deux millions et demi", et pourtant beaucoup moins vrai. On dit vulgairement "brutal comme un chiffre", à peu près dans le même sens que "la vérité brutale", ce qui sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la vérité. On dit aussi : "ce sont des chiffres, cela", comme si toute proposition devenait vraie dès qu’elle prend une forme arithmétique. La tendance est encore plus forte, lorsqu’au lieu d’un chiffre isolé on voit une série de chiffres liés par des opérations d’arithmétique. Les opérations sont scientifiques et certaines ; elles inspirent une impression de confiance qui s’étend aux données de fait sur lesquelles on a opéré ; il faut un effort de critique pour distinguer, pour admettre que dans un calcul juste les données peuvent être fausses, ce qui enlève toute valeur aux résultats…

Charles Seignobos*

* Ch. Seignobos (1854-1942), historien, professeur à la Sorbonne : La méthode historique appliquée aux sciences sociales p. 32-35. Extrait cité par Antoine Prost dans Douze leçons sur l’histoire, Points, Seuil, 1996.

 

 
Pénombre, Novembre 2000