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Pas du tout, un peu, lucidement

J.-R. B. : Le journaliste, qu’est-ce qu’il en fait ? Mesdames et Messieurs les journalistes, vous avez la parole et les micros.

L.-M. Horeau : Je crois que j’ai tort de prendre la parole, parce que le Canard Enchaîné a une particularité, et ça lui donne une liberté pour parler des sondages, c’est qu’il n’en publie jamais. On n’a jamais acheté un sondage et on n’en achètera jamais. Ceci étant dit, j’ai un point de désaccord avec vous, Monsieur, quand vous dites qu’on arrêtera de faire des sondages : je pense que tant qu’il y aura des gens pour les acheter, on continuera à en faire. Et comme ça se vend très bien, c’est souvent une locomotive pour les journaux de publier un sondage. Ça fait parler du journal, ça nourrit les commentaires et c’est un peu désolant quand on voit la déroute, il faut appeler les choses par leur nom, des sondages dans les dernières élections, notamment pour la présidentielle. Pendant les mois qui ont précédé, les politologues distingués se nourrissaient de sondages, dont on s’est aperçu qu’ils étaient ineptes… on se demande si les commentaires politiques n’étaient pas un peu... Comment ai-je dit ? Ah ! oui, ineptes...

C’est un vrai problème, et en même temps les journaux sont très taisant sur le sujet. Pour une raison simple, c’est qu’il y a une connivence totale (c’est ce que vous disiez) entre les sondeurs qui sont leurs prestataires de services, et les journaux qui achètent, qui sont les clients. Ils sont forcés de s’entendre, et donc vous verrez très rarement dans un journal une descente en flammes des instituts de sondage. Ou alors de la concurrence, mais pas de celui qui est le fournisseur habituel. Et donc Pénombre a là un champ particulièrement riche, précisément parce qu’il n’est exploité par personne ou quasiment.

J.-R. B. : Ça, c’est donc une opinion d’un journal qui ne publie pas de sondage et qui dit pourquoi. Nous avons parmi nous des représentants de journaux, ou du moins des journalistes qui travaillent dans des journaux qui publient de temps en temps des sondages. Quel est votre point de vue là-dessus, y a-t-il débat au sein de vos rédactions ? J’imagine qu’il y en a. J’imagine aussi que vous ne pouvez pas tout nous dire ?

A. Reverchon : Oh là là ! Bien sûr qu’il y a des débats : il y a des débats féroces, évidemment. Le problème c’est qu’ils deviennent féroces une fois qu’on s’est aperçu que les sondages étaient ineptes, mais pas avant. C’est le premier problème. Mais le résultat, c’est qu’il y a une autolimitation quand même très forte...

J.-R. B. : Il va y avoir une autolimitation ou il y a eu une limitation ?

A. R. : Il y en a déjà en ce qui nous concerne, on a déjà pas mal diminué...

J.-R. B. : Parce que ce n’est pas la saison... c’est un phénomène saisonnier ?

A. R. : Pour les sondages politiques, oui peut-être, mais en même temps, on fait des sondages sur tout, sur tout, sur tout... et le problème c’est qu’on s’aperçoit effectivement que, dès qu’on fait un sondage sur n’importe quel sujet, c’est repris à la radio, à la télé, et que c’est ça qui fait vendre le journal. Parce que pour le lecteur et le public, ce besoin de chiffres au sens le plus profond, pour se faire une conviction, il est consubstantiel à la façon dont les gens se nourrissent de l’information. Ils veulent du chiffre et nous on vend un journal.

J.-R. B. : Donc le lecteur veut du sondage...

F.Dixmier : Il veut du sondage pour se faire une opinion ? Et on fait des sondages de son opinion, donc...

J.-R. B. : Est-ce que vous êtes d’accord avec ce point de vue ?

F. Ernenwein : Absolument, mais c’est maintenant devenu un secret de Polichinelle. En fait, les sondages sont beaucoup plus qu’un instrument d’investigation pour connaître l’opinion. Ils sont un instrument de commu-nication pour les titres, dans la mesure où, si on fait la chaîne ou l’histoire d’un sondage dans les journaux, ça donne la chose suivante : un journal publie un sondage, et donc là, il y a intérêt à ce qu’on ne soit pas dans les fourchettes pour que ça traduise quelque chose. Si on est dans les incertitudes, le sondage n’a pas d’intérêt. Il faut qu’il tranche une question. Un sondage doit trancher une question de société, et pas seulement politique, parce qu’il ne faudrait pas croire que l’usage des sondages soit réservé au champ politique. En fait les sondages qui marchent le mieux aujourd’hui, c’est « 60 % des femmes pensent que » ou « 30 % des hommes... », sur le jardinage ou n’importe quoi... L’usage n’est pas politique. Une fois donc que le sondage est publié dans un journal, quand ça concerne une question de société ou des pronostics électoraux ou des évaluations de rapports de force électoraux, c’est à peu près la certitude que le journal va être cité par tous les autres journaux, qu’il parle des élections, du jardinage ou de la cuisine. Et donc, c’est la boule de neige... Mais effectivement, la lucidité des journalistes est assez grande sur la valeur scientifique ou la pertinence des sondages. Je rappelle quand même que les journaux, ce ne sont pas seulement des œuvres intellectuelles mais ce sont aussi des entreprises, avec des budgets et des comptes, et que maintenant, le sondage est devenu d’usage courant comme instrument de communication.

J.-R. B. : Vous partagez donc à peu près ce point de vue. Donc je vais être obligé de me retourner vers les lecteurs que nous sommes tous. Donc c’est de la faute aux lecteurs ? Au lecteur électeur ? Les lecteurs ont la parole…

 
 
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003