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Pour une éthique de la mesure

On utilise souvent des mots, dont certains ont une connotation quantitative, sans s’interroger sur leur sens.
 

Soyons prudents : parfois, les nombres que les mots sous-entendent signifient en fait des valeurs. C’est ainsi - parce que nous n’avons pas calculé… les conséquences - que nous pouvons contribuer à renforcer la signification négative frappant certains phénomènes ou individus.

Un cas exemplaire est représenté par le « fléau » de la drogue (ou de la toxicomanie), terminologie reprise aussi dans Pénombre (voir Pénombre numéro 2, p. 6).

L’adéquation du concept a été sanctionnée officiellement, puisque le traité de Maastricht inclut la toxicomanie parmi les « grands fléaux sanitaires », seule maladie mentionnée explicitement !
 

Un fléau de taille

Je ne peux m’empêcher d’attribuer au mot fléau une connotation quantitative : apparenté à la notion de catastrophe, il faut bien que, faute d’un agent numériquement nombreux (les sauterelles de mémoire biblique et, hélas, d’une récurrente actualité) des grands dommages s’ensuivent pour qu’un phénomène puisse être défini comme fléau !

Dans le domaine de la drogue, on ne peut nier que le concept ait effectivement une connotation quantitative : on affirme continuellement que les saisies de produits augmentent, tout comme le nombre de toxicomanes et d’overdoses. Plus rarement, fait-on état de diminutions, mais sans que cela n’affecte la sensation que, de toute manière, le phénomène ne fait que s’aggraver.

La question qui me vient inévitablement à l’esprit est alors la suivante : à partir de quel nombre un phénomène social devient-il un fléau ? Et de quel genre de nombre : individus ? argent dépensé ? électeurs potentiels ?

Car, si l’on définit précisément les concepts (un usager de drogue n’en abuse pas nécessairement ; un usager - voire un ab-usager - de dérivés de cannabis ne présente pas les mêmes caractéristiques socio-démographiques qu’un usager d’héroïne marginalisé et accro, celui qu’on définit implicitement comme toxicomane), les nombres choquent et s’entrechoquent.
 

Le fléau sanitaire

La toxicomanie est-elle un "fléau sanitaire" ? Pourquoi, en France (1992), 752 décès par toxicomanie (considérée comme cause principale dans 557 cas et comme cause associée dans 195) pèsent plus que 11.167 décès liés à l’alcool (alcoolisme et cirrhose du foie) (1) ? Pourquoi 160.000 toxicomanes pèsent plus que cinq millions de personnes que l’usage d’alcool « expose à des difficultés d’ordre médical, psychologique et social » ? (2)

La réponse n’est, bien entendu, pas d’ordre numérique mais d’ordre moral : la toxicomanie pèse plus lourd parce qu’elle est… un fléau.

Il suffit, d’ailleurs, de lire le dictionnaire Robert pour en comprendre les raisons.

Au sens figuré, qui semblerait être le plus pertinent dans le cas examiné, le fléau est d’abord lié à une intervention divine - se dit des personnes ou des choses qui semblent être les instruments de la colère divine - et au mal - soit les hommes ont mérité cette colère par leurs mauvaises actions, soit ils sont les victimes de la méchanceté des dieux ou du destin. Alors le fléau est la grande calamité qui s’abat sur un peuple.

La toxicomanie est donc un fléau car elle nous est incompréhensible et nous ne savons pas comment l’éviter, tout comme l’intervention divine ; elle n’en reste pas moins un mal redoutable… Et en effet, par extension, le fléau est ce qui est nuisible, funeste redoutable… mais ne serait-ce pas, plutôt, dans son utilisation par exagération, répertoriée par le Robert, que le mot fléau est relié à celui de toxicomanie ?
 

Instrument à battre

Car c’est bien parce que nous avons décidé que c’est mal, que la toxicomanie est devenue un fléau : tant dans le domaine linguistique que, hélas, dans la réalité des dommages sociaux et sanitaires que les politiques adoptées sur la base de jugements moraux ont infligés aux "toxicomanes".

C’est ainsi que l’utilisation figurée du mot fléau s’est traduite en une configuration de la toxicomanie comme un fléau au sens premier du terme : instrument à battre… autrement dit l’instrument conceptuel qui autorise des politiques pour les toxicomanes fondées sur la punition.

Il est intéressant de remarquer que, dans les pratiques, une quasi unanimité punitive a commencé à être ébranlée par l’émergence d’un autre fléau : celui du sida. Cela n’empêche que, face à l’émergence timide d’un « toxicomane sujet de droits » car victime du fléau du sida, l’image négative reste forte - le toxicomane responsable de la toxicomanie et donc, au bout, du trafic de drogues - véhiculée et renforcée par l’utilisation de stéréotypes négatifs comme celui du fléau, ou faussement neutres, comme celui de toxicomanie.
 

Pour en terminer avec Camus, "Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme" : arrêtons donc d’employer ce mot ravageur pour mesurer la valeur de certains êtres humains.

M.L. Cesoni
 

(1) Données INSERM-SC8, citées in C. Carpentier, J.M. Costes, Drogues et toxicomanies. Indicateurs et tendances, Paris, Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 1995 (pour la toxicomanie") et in Association nationale de prévention de l’alcoolisme, Statistiques, Paris, 1995 (pour l’alcool).

(2) Estimations présentées in C. Carpentier, J.M. Costes, cit.

 
Pénombre, Août 1996