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Qui police les chiffres ?

Éric Pelletier dans le Figaro (14 janvier 2000) rappelle que “les statistiques du ministère de l’Intérieur ont toujours eu la réputation d’être lissées, pour ne pas dire policées.” Ce jeu de mot auquel Pénombre avait dû renoncer pour cause d’intransigeance grammaticale de la rédaction (le participe passé de polir étant poli et non polissé) rappelle le théorème de Demonque1 : même s’il n’y a pas de chiffres inventés sur commande politique, l’examen détaillé de leur production soulève des interrogations quant à l’indépendance de l’évaluation de l’activité des services qu’ils permettent. Situation qui n’a rien d’original : toute statistique administrative subit une pression interne dès lors qu’elle résulte de l’activité de services (niveau descriptif) et qu’ensuite elle vise à évaluer cette activité (niveau normatif). Chaque service trouvera le moyen d’orienter son activité et ses méthodes de comptage pour obtenir une évaluation quantitative favorable. C’est pour éviter autant que possible ces effets pervers, que la production statistique est le plus souvent confiée à une autorité indépendante. Mais dans le cas de la police et de la gendarmerie, une longue histoire qui n’est pas propre à la France, a laissé ces services à l’écart du processus accordant plus d’autonomie à la statistique.

 

Quand l’Insee compte

On pouvait espérer alors que le recours à des sources différentes pour approcher la question de l’insécurité (enquêtes auprès des victimes par exemple) diminuerait l’emprise de la hiérarchie policière sur la médiatisation des chiffres. Dans notre pays, L’Insee contribue à trouver l’équilibre délicat entre l’insertion administrative indispensable à toute production de données issues de services officiels et l’indépendance nécessaire à la mise en place de procédures fiables de collecte et d’interprétation. Il n’a pas saisi cette occasion. Il a laissé à l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), organisme sous la tutelle du ministre de l’Intérieur, le soin de commenter les résultats d’une enquête menée par ses statisticiens professionnels. Il a ainsi pris le risque de voir sa caution scientifique apportée à des chiffres reconstruits et à des interprétations tout à fait fantaisistes, réputés pourtant sérieux en raison de leur source première. Et de laisser dire que “l’IHESI s’est donc attaché à la plus grande rigueur possible : en faisant appel à un organisme dont ni la compétence, ni l’indépendance ne sont discutées : l’Insee.”2 Ou encore que l’enquête de 1999 est “la première de cette ampleur, réalisée par l’IHESI avec le concours de l’Insee.”3

 

Et que l’IHESI conte

Or l’enquête de victimation de 1999 est dans son fondement la reprise d’un volet insécurité inclus pour la première fois dans l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages en 1996. Pour cette première vague, l’Insee avait publié lui-même quelques résultats4 tout en laissant le soin à d’autres d’en exploiter plus systématiquement la teneur5. Plutôt que de voir les responsables de l’IHESI mettre en circulation un chiffre de délinquance réelle de 16,8 millions de faits, calculés Dieu seul sait comment, comparé aux 3,6 millions de la statistique traditionnelle, comparaison qui n’a aucun sens tant les approches sont différentes, on aurait préféré entendre l’Insee commenter l’évolution entre les deux vagues d’enquête (1996-1999). En espérant que les modifications introduites en 1999 à la demande de l’IHESI (moyennant finances) n’ont pas rendu cette comparaison impossible. L’apport financier de l’IHESI avait peut-être comme contrepartie non seulement la fourniture par l’Insee des résultats mais aussi la prérogative d’en délivrer le commentaire. Auquel cas il s’avérerait, avec un conditionnel que l’on espère voir démenti, que la caution scientifique de l’Insee peut s’acheter.

En attendant, la presse oppose, avec une certaine facilité, le réalisme des uns (l’IHESI, des spécialistes éclairés et éclairants…) traquant le vrai chiffre et l’aveuglement des autres (dont les gouvernements successifs) se berçant de chiffres truqués. Mais tout cela ressemble plutôt à des manœuvres réussies pour éviter une démarche évaluative à l’égard de la police (et de la gendarmerie). Évaluation sans complaisance certes, mais sans démagogie non plus. Et toute évaluation suppose un croisement des regards et des points de vue (celui des victimes, celui de la police, de la justice, des élus, des financeurs…) sans qu’on puisse attribuer plus de réalité à l’un ou à l’autre.

Bruno Aubusson de Cavarlay

 
1. Association Pénombre, Chiffres en folie. Petit abécédaire de l’usage des nombres dans le débat public, La Découverte, Paris, 1999, p. 32. Du nom de son auteur, le théorème dit : “sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent.” La carrière mathématique de l’auteur s’est arrêtée là.

2. L’enquête de victimation IHESI-INSEE, La Lettre, IHESI, n°18, février 2000, p.3.

3. Le Nouvel Observateur, n°1841, 17 février 2000, p.15. La première enquête a été réalisée en France en 1985 par le CESDIP (Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales).

4. Crenner E., Insécurité et sentiment d’insécurité, Paris, INSEE-Première, 501, 1996.

5. Robert Ph., Zauberman R., Pottier M.L., Lagrange H., Mesurer le crime. Entre statistiques de police et enquêtes de victimation (1985-1995), Revue française de sociologie, XL-2, 1999, 255-294. 

 
 
Pénombre, Janvier 2001