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Quoi de plus rond : 500 millions ou 0,5 milliard ?

La plupart du temps, un individu n’apprécie une grosse somme que par référence à des montants qui ont du sens pour lui (son salaire mensuel, par exemple). C’est ainsi qu’on peut lire régulièrement dans la presse qu’un grand patron français gagne en moyenne 300 SMIC ; ou bien, comme dans un article de Capital (n° 193, octobre 2007) abondamment repris par la suite, que les 50 patrons français les mieux payés ont reçu en 2006 un revenu moyen de 3,8 millions d’euros, soit l’équivalent de 316 années de SMIC chacun ; ou encore, çà et là, que le SMIC brut était de 15 048 € en 2006 et que Bernard Arnault (PDG du groupe LVMH) percevait en dividendes l’équivalent de 27 000 années de SMIC.

300 SMIC ou 27 000 SMIC, ça sent le chiffre rond, l’ordre de grandeur. En revanche, 316 SMIC, ça sent la précision. Et pourtant ! 300 SMIC, ça devrait peser dans les 300 x 15 000 = 4,5 millions d’euros, 27 000 SMIC, dans les 27 000 x 15 000 = 405 millions d’euros, à comparer avec respectivement 3,8 millions d’euros et 326 millions d’euros cités ; mais non, c’est au SMIC net qu’il faut se référer (ou à 0,77 SMIC brut), etc. Comme quoi les ordres de grandeur…

Finalement, pour l’argent, je préfère les vrais nombres, avec leurs décimales, même quand ils sont un habillage. Par exemple, le coût d’un abonnement auprès d’un fournisseur d’accès à Internet (Orange, SFR, Free, Alice, Bouygues Telecom, Darty…) pour ADSL + téléphone + TV s’échelonne de 29,99 €/mois (Free) ou 29,95 €/mois (Alice), à 29,90 €/mois (les autres, au moins la première année chez Numéricable). Disons qu’ils sont tous à 30 €/mois en chiffre rond. Un montant à peine inférieur à un montant rond ne trompe personne – pas plus le pull à 9,99 € que l’iPhone, dernière petite merveille d’Apple qui coûtait 399 € chez Orange et 999 € dans sa version sans abonnement – mais conduit à ne pas regarder le détail de l’offre (avec, par exemple, les suppléments pour la location de la box ou le terminal TV haute définition, face au « tout compris » de Free) ! Mais, au moins, 30 € pour un abonnement, on sait ce que ça représente : 6 paquets de cigarettes, l’achat d’un quotidien sur un mois, etc.

Nous avons été particulièrement gâtés en chiffres ronds ces derniers temps. Ainsi pouvait-on relever cette information dans la presse économique du 21 octobre 2008 :

Les Echos : « L’État injecte 10 milliards de capital dans les banques » ;

La Tribune : « Banques : l’État apporte 10,5 milliards d’euros ».

La « différence » est du même ordre que les pertes de trading observées dans différentes banques françaises : 500 millions d’euros – plus précisément entre 480 et 512 millions d’euros de pertes sur des produits structurés – en 2005 au CIC-Crédit mutuel ; 250 millions d’euros pour Calyon, filiale du Crédit agricole, en septembre 2007 ; 600 millions de noisettes chez l’Écureuil en octobre 2008.

10 milliards, joli nombre rond, fait aussi bien que 10,5 dans un titre de une. Les 500 millions (chiffre rond alors que 0,5 milliard sonne différemment) sont donc peu de choses lorsque l’État intervient. En revanche, ils justifient le renvoi des dirigeants de la Caisse d’épargne. En outre, les chiffres ont bougé depuis, avec encore plus de ronds à ajouter à ceux déjà volatilisés.

Mais que représentent 500 millions d’euros ? Est-ce un peu, beaucoup, énormément d’argent ? Pour un montant rond comparable :

- EDF va investir 500 millions d’euros dans l’énergie solaire : EDF cherche à faire de la France un acteur important de l’énergie... ;

- le président centrafricain, François Bozizé, a célébré le 5e anniversaire de sa prise du pouvoir en lançant ce qui est présenté comme le « plus grand projet de l’histoire du pays » : un complexe immobilier de 500 millions d’euros, a annoncé la radio nationale ;

- les dommages réclamés par Mediaset à YouTube et son propriétaire, le moteur de recherche Google, s’élèvent à « au moins 500 millions d’euros » ;

- 500 millions d’euros pour Airbus Nantes : la filiale d’EADS a présenté un programme important d’investissements jusqu’en 2013 ou 2015 ;

- la réforme des régimes spéciaux des retraites doit permettre de dégager « 500 millions d’euros d’économies d’ici 2012 », et « 567 millions par an à partir de 2015 », selon Xavier Bertrand, ministre du Travail ;

- la Coupe du monde de rugby, qui s’est tenue en France en 2007, aura généré plus d’un demi-milliard d’euros de retombées économiques au plan national, selon une étude du Centre de droit et d’économie du sport (CDES) ;

- ING prévoit une perte nette de 500 millions d’euros au troisième trimestre ;

- les Russes on tellement d’argent qu’ils ne savent plus quoi en faire ! Mikhail Prokhorov vient de débourser un demi-milliard d’euros pour la Villa Léopolda, située à Villefranche-sur-Mer !

Revenons aux 50 milliards d’euros de l’affaire Kerviel1, « la somme vertigineuse de 50 milliards d’euros, montant supérieur à l’ensemble du salaire mensuel de tous les Français », comme l’écrit Guy Sitbon dans Marianne (n° 600, octobre 2008). 50 milliards en un mois partagés entre 23 millions de salariés donneraient plus de 2 000 euros par salarié, donc plus que le revenu salarial moyen qui atteignait à peine 1 500 euros en 2006. Même en raisonnant en brut (1 900 euros approximativement), cela ferait plus. Mais avec 44 milliards de salaires mensuels de tous les Français (salariés !) on peut admettre le calcul fait à la louche et sa signification.

En serait-il de même s’il était écrit que 50 milliards d’euros représentent 5 ou 6 années de paris sur les courses de chevaux, le coût annuel des « niches fiscales » (ou de la fraude fiscale !) pour l’État ? Dans tous les cas, c’est beaucoup, mais un peu beaucoup ou très beaucoup ?

Daniel Cote-Colisson

1. Soit le montant global des positions prises par le trader pour une perte finale de sa banque d’environ 5 milliards.