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Remarque longue sur cadeau empoisonné

Juste une (longue) remarque sur l’intervention de Jean Célestin, bien que je sois avec lui d’accord sur le fond : il faut également se demander à qui sont payés les intérêts. En oubliant dans ce qui suit le fait que si les 41 milliards n’étaient pas distribués sous forme d’intérêts, ils ne le seraient pas forcément sous forme de « choses utiles », on a là un bel exemple de la question de fond de l’économie : quelles conséquences à quel circuit d’échange ?

Une des images les plus dommageables à la compréhension de l’économie est celle, trop et mal employée, du gâteau à partager. On pourrait aussi dire que le temps disponible est compté. Et l’argent, qui nous intéresse ici ? C’est beaucoup moins évident : en caricaturant, il suffit d’en créer pour en avoir, c’est d’ailleurs le métier des banques, y compris des banques centrales.

Pourquoi ce préambule ? Parce qu’un aspect trop souvent occulté, dans cette histoire de dette, est la question des récipiendaires des intérêts, et plus exactement des récipiendaires primaires, puisque ceux qui reçoivent ces intérêts vont, à leur tour, les dépenser. Autant que la distribution, c’est le circuit qui compte. Si l’État paie 41 milliards d’euros, c’est que des épargnants (ceux qui ont prêté à l’État à la période précédente) reçoivent 41 milliards d’euros. Les récipiendaires primaires sont en général des ménages, à travers des institutions de financement (les « OPCVM » notamment). Payer des intérêts au lieu de dépenses de fonctionnement (salaires, prestations) ou d’investissement, c’est donc, pour simplifier, transférer des impôts depuis les contribuables vers les épargnants plutôt que vers des fonctionnaires, des destinataires de prestations, ou des entrepreneurs. La question de l’économiste est donc de savoir (1) si cette distribution des impôts par l’État est en cohérence avec les choix annoncés de politique économique et (2) si cette distribution pourrait être plus « efficace ».

À la première question, on pourrait rappeler que l’épargne vient avec la richesse (non seulement le montant d’épargne de chaque ménage, mais aussi sa capacité d’épargne d’autant plus élevée que le ménage est riche). La dette est, en quelque sorte, un impôt négatif antiprogressif. En effet, pour corriger les inégalités, il vaudrait mieux moins d’intérêts et plus de prestations sociales plutôt destinées aux moins favorisés. On pourrait également souligner la mondialisation de l’épargne : plus la dette d’un État est possédée par des non nationaux, moins il est probable que cet argent distribué soit, in fine, réinvesti dans le pays.

Quant à l’efficacité, cette question est délicate et serait longue à traiter. On se permettra ici quelques remarques. Moins d’intérêts, c’est moins d’espace pour les banques, par exemple. Une diminution brutale des intérêts ne serait pas sans conséquence sur l’offre de prêts pour les entreprises ou les ménages. Mais surtout, avec la promotion de la retraite par capitalisation, il faut des instruments de placement de cette retraite : diminuer la dette, c’est diminuer d’autant un placement réputé sûr. Vos retraites investies en actions ? Est-ce un choix véritablement raisonnable que ce duo, retraites par capitalisation et moins de dette ?

Pour résumer, alors qu’il ne saurait s’agir d’épuiser ici le sujet, distribuer 41 milliards d’euros n’est pas neutre sur l’ensemble de l’argent disponible, donc sur l’activité de la nation : ce qui compte, dans l’argent, c’est sa circulation. Les conséquences du circuit de circulation doivent être pensées : mettre sous un matelas (en billets de 500 ils représentent une pile d’environ 8 kilomètres de haut…), payer des salariés qui vont soit les mettre en banque, soit payer des biens, payer des entreprises qui vont investir (donc donner à une autre entreprise), payer des salaires, ou… des intérêts, abonder des épargnants qui pourront s’en servir pour acheter des biens, etc.

Pour en revenir aux propos de Jean, « commencer à effacer cette fichue ardoise », c’est donc un choix, mais nullement une nécessité. En outre et surtout, il faut rappeler que la dette de demain dépend des choix d’aujourd’hui. Pour diminuer les intérêts à payer, il faut soit des taux d’intérêts faibles, soit moins de déficit. Et, assurément, on ne peut à la fois dépenser plus, baisser les impôts et faire baisser le déficit. Pour avoir moins de déficit, on peut choisir de diminuer les dépenses, ce qui veut dire moins de salaires ou moins de prestations distribués dans un premier temps (accentuant ainsi la non progressivité du paiement des intérêts) ou moins d’investissements (et donc des services moins performants à terme, choix sans doute peu compatible avec la volonté de « transmettre une situation meilleure »). Ou alors, il faut augmenter les recettes fiscales. Cornélien ?

Nic de Mars