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Stroboscopie

Sous le titre « Le Ministre veut publier plus fréquemment les chiffres de la délinquance », Le Monde fait paraître (31 mai 2002) un article qui va heureusement plus loin que son titre. Un article qui commence mal : il rappelle les pourcentages de hausse en 2000 et 2001 de ce qu’il baptise les « statistiques de la délinquance ». Soit respectivement 7,69 et 5,72 %, avec deux décimales (ce qui est idiot). Pis, ce n’est pas l’évolution de « la délinquance » : il s’agit des crimes et délits constatés par la police et la gendarmerie. Cela ne représente que de façon partielle et fort biaisée « la » délinquance, à supposer qu’existe un tel objet et qu’il soit mesurable. Les spécialistes le savent, même si les ministres l’ignorent et faribolent les citoyens avec. Du moins, ce journaliste, lui, le sait aussi, que son titreur trahit, comme d’habitude.

Il sait ce qu’est l’« état 4001 », il a lu les bons auteurs et cite D. Montjardet comme le « rapport Caresche-Pandraud »1. Il explique comment ladite statistique reflète autant l’activité policière que la « délictuosité » de la nation et il mentionne que le développement d’enquêtes auprès des victimes contribuerait à relativiser la statistique administrative et à compléter le tableau. Il ne sait pas en revanche que de telles enquêtes se font depuis 1995 (Insee).

Quoi qu’il en soit, l’argument du ministre, ici, est que la statistique publiée annuellement a un impact médiatique qui brouille le message politique. Aussi, en publiant plus souvent, il espère diminuer cet impact. Souci apparemment charitable, puisqu’on nous dit que cela avait gêné le précédent gouvernement.

Avec un peu d’amusement, je me souviens que, dans les années 1960, l’Insee publiait un Bulletin hebdomadaire, où tenaient la vedette les prix en général et celui du bifteck en particulier. Chaque semaine, donc, la presse glosait sur la vie chère : à preuve, le bifteck. Mais, que diable faisait le gouvernement ! Le ministre de l’économie d’alors, Valérie Giscard d’Estaing, en était paraît-il très agacé. Et, comme il était le tuteur administratif de l’Insee, il a tout bonnement ordonné la suppression du Bulletin hebdomadaire. La déontologie de l’Insee n’aurait pas admis qu’on lui fasse faire un autre calcul ; mais, on supprimait la publication et le calme revenait. Discipliné mais un peu frondeur quand même, l’Insee a continué à publier ses séries hebdomadaires de prix,mais dans son Bulletin mensuel. Quatre chiffres sortaient d’un coup et la fringale des journalistes en était bien refroidie.

Ainsi, actions inverses, mêmes effets ! Il y a quarante ans, pour calmer les commentaires médiatiques, un ministre diminue la fréquence de publication de la statistique ; aujourd’hui, pour calmer les commentaires médiatiques, un ministre l’augmente… Laquelle est la plus difficile à mater : la statistique ? Ou l’opinion ? Être ministre, c’est pas de la tarte.

Osons le « passage à la limite » : augmentons encore la fréquence de parution. Nous aurions chaque semaine le chiffre de « la » délinquance… que dis-je : chaque jour. Entre la bourse et le bulletin météo. Comme dans les discothèques où un clignotement rapide du projecteur donne aux danseurs les gestes saccadés du cinématographe de nos grands-parents, nous aurions une vision stroboscopique du crime, procédé que Pénombre ne saurait qu’apprécier grandement. La sécurité publique y gagnerait-elle ? Je ne sais ; mais l’art, certainement.

René Padieu, statisticien

 

1. Parmi ceux qu’il ne pouvait encore citer, nous permettra-t-on de faire un peu de publicité pour une étude qui vient de paraître dans France Portrait Social (de l’Insee) dont certains auteurs sont – ce n’est pas un hasard – des membres de Pénombre.

 
Pénombre, Octobre 2002