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Tableaux d’une exposition

Comme je venais à Paris, pour l’assemblée générale de Pénombre, ma petite nièce m’avait dit : « Toi qui aimes les chiffres (phrase qui a le don de m’exaspérer), tu devrais aller voir l’expo à la Villette Mesures & démesure. On y a été avec la prof de techno, c’est nul, mais toi, je suis sûre que tu vas aimer ! ». Charmante enfant. Manon a toujours une de ces façons délicates de vous dire les choses !

J’y suis allée. Je vous en rapporte quelques considérations, pas du tout techno.

Cette exposition est organisée autour de trois thèmes, un étage par thème : pratique de la mesure (élaboration des mesures, établissement des normes et des règles), l’homme mesuré et mesurant (son corps, son comportement, ses opinions), les mesures extrêmes (le plus loin, le plus grand, le plus petit, le plus inaccessible). Inaccessible effectivement : le troisième étage est interdit au public, pour des raisons de sécurité. L’architecture de Jean Nouvel, saluée par la presse, a ceci de révolutionnaire qu’elle ne permet pas aux visiteurs de visiter. Je vais vous avouer quelque chose d’inavouable : je n’aime pas la Villette. La Villette me fait, pour la science et la technologie, l’effet que me produit pour la gastronomie un de ces fast-food - j’ai toutes les peines du monde à dissuader Manon d’y déjeuner. Mon dernier argument reste qu’on y mange avec les mains, ce que mon éducation m’interdit absolument.

Les bornes interactives « sans lesquelles la Cité des sciences ne serait plus la Cité des sciences », comme s’enorgueillit le journal de l’exposition, me laissent de marbre. Laisser croire aux gens que la connaissance scientifique est à portée de la main, qu’il suffit de toucher toutes sortes d’écrans, pour comprendre, m’apparaît être de l’ordre de la mystification. Mystification : savez-vous ce que c’est qu’un « chicken nugget », cette pâte insipide de chair de poulet reconstitué ? Littéralement c’est une « pépite » de poulet. Bon appétit !

Je suis un peu injuste car le spectacle de certaines personnes prenant tel ou tel objet inanimé pour une borne interactive et s’évertuant à le faire réagir est du plus grand comique.

Un exemple. Imaginez une personne normale, en train de palper une pompe à essence - mais oui l’essence cela se mesure - appuyant sur tout ce qui dépasse en espérant obtenir une réaction qui, dans ce cas, ne pourrait être qu’un superbe jet de carburant ! Toutes les interprétations sociologiques, psychosociologiques ou… analytiques sont possibles. Mais poursuivons la visite.

Un peu plus loin, un gros ours en peluche, brun, normal, c’est-à-dire sans électronique, pas branché du tout. Dans une note explicative, d’ailleurs difficile à lire, car toute l’exposition est dans le noir, on vous apprend que les enfants n’aiment pas les yeux peints, et qu’il faut mesurer la résistance des coutures. J’ai été fascinée par ces gens qui se saisissaient de l’animal, pour tenter de lui arracher les yeux, lui tordre les membres, sans doute pour le faire parler, pour qu’il réagisse. Je suis bien sûre que si l’ours avait pu s’exprimer, il nous en aurait appris beaucoup sur l’âme humaine et son insondable démesure.

Ma vision des choses est sans doute très subjective. Je suis maintenant une dame âgée, bien incapable de prendre, comme Manon, un escalator à reculons, marquée par une vieux fond d’élitisme républicain, qui continue à croire au culte de l’effort et à penser que la lecture des livres, des revues et des journaux, l’écriture et la conversation restent les chemins les plus sûrs vers la connaissance.

Clara Halbschatten

 
PS : cette chronique n’avait au fond pour objet que de préciser les circonstances de la crise de sciatique, qui m’a clouée au lit, comme je vous l’ai expliqué au téléphone, et qui m’a empêchée, au bout du compte, de me rendre à l’assemblée générale. Mais je viendrai sûrement au comité de rédaction mercredi.

 
Pénombre, Avril 1996