--

Théâtre d’ombres

Dans son numéro 21 (décembre 1993 - janvier 1994), Le courrier de la Chancellerie, organe d’information du ministère de la justice, a publié les résultats d’un sondage destinés à révéler "la méconnaissance des Français face à la Justice de leur pays" (sic).

En fait de méconnaissance, celle des sondeurs est apparue en plein jour, crue et aveugle, reléguant aux coulisses la prétendue telle des sondés.

Laissons-en juge chacun :

Cinq questions composaient ce sondage. La première est intitulée : "Pour chacune des professions citées, lesquelles dépendent directement ou non du ministère de la Justice ?" Suit une liste de professions, parmi lesquelles on sera bien aise de trouver... les jurés d’assises !

En outre, la formulation de la question est ténébreuse. Qu’entend-t-on par dépendance directe ou non ? Car de deux choses l’une, ou certaines professions constituent des corps de fonctionnaires propres au ministère de la justice (surveillants de l’administration pénitentiaire, greffiers, éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, etc.), ou bien il s’agit d’auxiliaires de justice exerçant leur profession à titre libéral, parmi lesquels on peut distinguer les titulaires d’un office ministériel (tels les huissiers cités par le sondage) des autres (comme les avocats également cités)1. Et, s’agissant précisément des officiers ministériels, on appréciera le flou de la dépendance directe ou non...
 

Douteuse syntaxe

De même, la quatrième question ainsi posée : "Qu’est-ce que l’aide juridictionnelle ?" se voit accolée comme réponse possible : "avoir le droit à la présence d’un avocat". Cette syntaxe approximative nuit à la compréhension d’un résultat déjà peu explicite.

Mais la cinquième question n’est pas en reste, au contraire, puisqu’elle dépasse de loin la mauvaise formulation ou l’expression inadéquate.

En effet, il y est demandé aux personnes interrogées : "Quel est le nombre approximatif de décisions de justice rendues par an". Les réponses proposées forment une ventilation allant "d’environ 1 million" à "plus de 15 millions".

Là, on se demande ce qu’on a bien voulu mesurer à travers cette question. Car, outre l’impossibilité d’y répondre, on ne voit pas en quoi elle constitue un vecteur de la connaissance de la Justice par les Français.

Les sondeurs se sont-ils demandés s’ils en connaissaient la réponse (eux, ou quiconque au ministère de la Justice) avant de la poser ? Car, la notion de "décision de justice" mérite d’être définie - et ce n’est pas une vaine interrogation - avant de vouloir la dénombrer.
 

Plouf, plouf

En effet, qu’entend-on par "décision de justice" ?

On peut partir d’abord partir des décisions rendues par l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire. Mais on ne saurait pour autant écarter les décisions prononcées par le juge administratif. En outre, passant d’une analyse fondée avant tout sur un critère organique à une autre faisant leur place aux indices matériels, une investigation serait nécessaire du côté des décisions rendues par les pouvoirs exécutif et législatif dans l’exercice de certaines de leurs attributions.

Par ailleurs doit-on inclure les décisions rendues par les autorités administratives indépendantes (COB, médiateur, CNIL, CADA, CSA, Conseil de la concurrence, etc.) ?

Enfin, on peut se demander si les sondeurs ont pris en compte les décisions du juge constitutionnel. Le caractère elliptique de l’intitulé du sondage autorise toutes les interprétations, et par là, tous les calculs... donc tous les résultats.

Autre chose aurait été de demander aux sondés l’estimation selon eux, du nombre de décisions rendues par l’ensemble des juridictions.

Au moins aurait-on su ce qu’on mesure, à défaut de pouvoir en tirer des conclusions quant au niveau des connaissances des Français sur la justice.

Quel sens donnerait-on aussi à la question de savoir le nombre de lois adoptées ou bien le nombre de décisions administratives prises chaque année ?

De certains sondages ne jaillit pas toujours une source limpide...

Antoine Lectère
 

1. Encore faut-il réserver le cas des greffiers des tribunaux de commerce qui n’ont pas été fonctionnarisés et restent donc titulaires de charges.

 
Pénombre, Juin 1994