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Trafic de chiffres

Encore un trafic de chiffres,
les jeunes sont visés.
 

En achetant France-Soir, le 17 novembre 1993, bien des lecteurs auront été victimes de ce nouveau scandale.

Sous le titre "Entre 1982 et 1992, la délinquance a pris un sacré coup de jeune", on peut lire ceci : "En dix ans, tout a changé. Au cœur des villes, les attaques à main armée ont reculé. On les trouve maintenant en banlieues. La délinquance s’est rajeunie : en 1991, 100 000 jeunes de 13 à 18 ans ont été mis en cause par les services de police et de gendarmerie ; ils n’étaient que quelques milliers en 1980. Les crimes et délits liés à la toxicomanie ont augmenté de 400%, les vols avec violence ont presque doublé.

Le terrorisme et son cortège de deuils a fait son apparition au début de la décennie, puis il a disparu. Ou presque... On a supprimé la peine de mort, on a créé la peine incompressible, on a édifié de nouvelles prisons, créé les peines de substitution, correctionnalisé des affaires qui auraient jadis relevé de la cour d’assises tandis que le viol et l’inceste, naguère jugés en correctionnelle, sont désormais soumis aux cours d’assises.
Le crime a changé, comme la justice, comme la France."
 


 

 

Manœuvres frauduleuses

Malheureusement, ce qui n’a pas changé c’est la liberté que prennent certains par rapport aux sources chiffrées et leur incompréhension des mécanismes judiciaires. La "correctionnalisation", c’est-à-dire le fait de traduire devant le tribunal correctionnel l’auteur d’un acte qui aurait pu être qualifié de crime (et donc jugé par une cour d’assises), est pratique courante depuis un siècle et demi et est allée en augmentant jusque vers le début des années 1970. Depuis vingt ans, le mouvement s’inverse et pas seulement pour les viols. Certes, l’augmentation du nombre de viols jugés par les cours d’assises provient de la conjonction d’une meilleure connaissance de ces faits par la police (rapport du ministère de l’Intérieur pour 1992, page 77) et d’une moindre "correctionnalisation" des poursuites. Mais il reste encore des faits qui auraient pu être qualifiés de viols et qui ne sont poursuivis qu’en correctionnelle. Voilà pour le plus délicat. Ce n’est pas très simple, mais à défaut d’explication juste, mieux vaut ne rien dire.

France-Soir est victime de l’air du temps à propos du terrorisme. Celui-ci n’a pas fait son apparition au début de cette décennie, mais de la précédente. Pendant vingt ans, il a été plus ou moins présent dans le discours public et médiatique. Le "cortège de deuils" vise sans doute les attentats les plus marquants faisant de nombreuses victimes. Le nombre de ces événements, qui ne se confond pas avec celui des victimes, ne permet heureusement pas de traiter le phénomène sous l’angle statistique. Le dernier est l’attentat visant le 19 septembre 1989 un DC 10 de la compagnie UTA. Pour le reste, les attentats en Corse, qui alimentent l’essentiel de la rubrique du "terrorisme", continuent bon train et les statistiques sur les homicides sont toujours aussi imprécises quant au motif des actes recensés.

Le titre de l’article et les chiffres avancés sont probablement influencés par le contexte (rapport de cinq parlementaires sur le traitement de la délinquance juvénile et meurtre d’un clochard par trois enfants). Ce n’est pas une raison pour écrire n’importe quoi. Le nombre de mineurs de 13 à 18 ans mis en cause par la police ou la gendarmerie était de 104292 en 1980 (15,2% de l’ensemble des mis en cause) ; il est de 98864 en 1992 (13,9% de l’ensemble). Erreur ou tromperie ?
 

Tromperies sur la qualité

L’article affirme que les vols avec violence ont doublé. Le chiffre donné en illustration pour 1982 (35 000 vols avec violence) est inexact. Le chiffre publié par le ministère de l’Intérieur est de 46 075. En 1980, ce chiffre était effectivement d’environ 35 000. Le chiffre avancé pour 1992 n’est pas juste non plus (52 000 au lieu de 66 319). De toute façon, même si l’augmentation est importante, ce n’est pas un doublement.

Si l’on cherche à sauver l’auteur, on peut isoler, parmi les vols dits "avec violence", ceux qui augmentent le plus rapidement. Outre les vols commis avec violence "contre des responsables des établissements commerciaux et financiers" (512 en 1982, 2631 en 1992), ce sont les vols avec violence commis contre d’autres personnes sur la voie publique (36 930 en 1982 et 55 450 en 1992), les vols avec violence contre des particuliers à leur domicile étant, quant à eux, en régression (3 098 en 1982 et 2 243 en 1992). Il n’y a toujours pas doublement et surtout le rapport précise bien que la plupart de ces vols (48 043 en 1992) sont commis sans aucune arme (ni arme à feu, ni arme blanche, ni arme par destination). L’essentiel vient des vols dits "à l’arraché" et le rapport note bien (page 52 en 1992) que le terme d’agression "paraît plus approprié que l’expression vols avec violences". En fait de violence, il s’agit le plus souvent de bousculade ou de menaces verbales, et les autres circonstances des faits contribuent plus à lui donner un caractère agressif (personnes sans défense, ou commis la nuit ou dans un endroit isolé...) du moins si l’on en croît le commentaire du rapport car aucun chiffre n’existe à ce sujet.

La manipulation symbolique des "données" est donc particulièrement flagrante dès lors que l’illustration accompagnant ces chiffres inexacts, dans France-Soir, représente une victime allongée dans une mare de sang et un auteur brandissant son couteau, le tout sur fond de "barre" de ZUP. Cette image des banlieues livrées à toutes les violences est présente dès le début : "au cœur des villes, les attaques à main armée ont diminué..." Rien dans la statistique de police ne permet de l’affirmer. La majeure partie des vols à main armée reste dirigée contre des établissements financiers, industriels ou commerciaux ou des transporteurs de fonds dont les implantations augmentent en zones périurbaines. Le plus inquiétant viendrait plutôt de la croissance des vols à main armée (armes à feu) contre des particuliers en dehors de leur domicile (598 en 1982 et 2 863 en 1992) mais rien n’autorise à affirmer que cela se passe de façon privilégiée dans les banlieues.
 

Produits frelatés

On le sait, les crimes et délits liés à la toxicomanie ne sont pas comptabilisés, l’entreprise posant maints problèmes de méthode (voir Pénombre n° 2). L’auteur se laisse sans doute emporter en confondant ce genre d’ensemble plus que flou avec les infractions à la législation sur les stupéfiants connus des services de police et de gendarmerie : 10 958 faits constatés en 1980 et 62 021 en 1991, soit une augmentation de 466%. Autant dire que le chiffre est multiplié par cinq. Depuis le numéro 2 de Pénombre, on comprend la dérive que ce genre de "constat" peut entraîner. D’autant plus que le commentaire est accompagné d’un dessin représentant un homme aux cheveux longs, couché, en train de se piquer le bras gauche, avec un encart portant la mention "Toxicomanie 1982 : 14 000 1992 : 62 000". Les chiffres publiés pour 1982 sont respectivement de 1001 pour les faits constatés en matière de trafic et de 21 145 en matière d’usage de stupéfiants, soit un total de 22 146. Le chiffre de 14 000 ne correspond à rien pour 1982, mais en cherchant d’où peut venir l’erreur, on voit que c’est approximativement le chiffre du total (trafic et usage) pour 1981. Le chiffre de 1992 ne correspond lui non plus à rien pour cette année, mais c’est le montant du total pour 1991. Ce qui, en plus de l’erreur d’année, revient à mettre au compte de la toxicomanie les infractions de trafic (environ 10 000 en 1991).
 

Ce n’étaient que des faux

Le titre général du dossier livrant ces "informations" est "un million de délits et crimes en plus". L’illustration le confirme. 1982 : 2 890 020 1992 : 3 829 497". Retour aux sources. Le rapport du ministère de l’Intérieur donne 3413682 pour 1982 et 3 830 996 pour 1992. Le chiffre indiqué pour 1982 est en fait celui de 1981. La période de forte augmentation se situe plutôt entre 1976 et 1982 et l’accroissement maximal observé entre 1981 et 1982 n’est pas allé sans quelques manipulations statistiques qu’il serait bien fastidieux d’exposer ici. Le caractère "politique" de ces découpages temporels n’échappera cependant à personne.

On cherchera en vain dans cette page de France-Soir un chiffre exact alors que la source n’est finalement ni difficile à trouver, ni particulièrement difficile à lire. Pas même le nombre de vols de voitures ou de vols à la roulotte. Rien de ce qu’une lecture rapide du rapport du ministère de l’Intérieur aurait pu suggérer comme précaution n’a été retenu. Alors, tout est faux ? Oui, faux, c’est le moins qu’on puisse dire.
 

Mais que le lecteur se rassure. Si les peines de substitutions ont été "créées" Il y a bien plus de dix ans (loi du 11 juillet 1975), la peine de mort a bien été supprimée le 9 octobre 1981. La France a changé.
 

Bruno Aubusson de Cavarlay

 
Pénombre, Mars 1994