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Travail au noir ?

LE LUNDI 23 MAI 2011 le journal gratuit Métro porte en une le gros titre « Des préjugés qui se banalisent » et en sous-titre « selon un sondage dont nous dévoilons les résultats, 13 % des Français se considèrent comme racistes. Mais 47 % estiment que les étrangers savent mieux profiter du système de protection sociale. Un décalage inquiétant ». La double page sur le sujet reprend le premier pourcentage avec le sous-titre « seule une petite minorité de Français (13 %) s’estime raciste, selon une étude de Harris interactive ».

Au centre de cette double page, un dessin de Thibault Soulcié représente un Français, probablement de souche (reconnaissable à son béret et à sa moustache), découvrant cette nouvelle de France (le titre de son journal) en consommant un ballon de rouge au comptoir et s’exclamant « 13 % des Français racistes … du travail d’arabe ce sondage ! C’est bien plus ! »

Quel lecteur ne serait pas tenté en son for intérieur de rejoindre ce jugement ! Ici même, les sondages donnant une proportion de racistes auto-déclarés au sein de la population française ont été mis en doute. En janvier 2002, dans la Lettre blanche n°28, Alfred Dittgen s’élevait contre l’utilisation des résultats du traditionnel sondage annuel réalisé pour la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) selon lequel 7 Français sur 10 étaient racistes (enquête de 2000). Entre autres choses, il pointait que ce 7 sur 10 résultait d’une présentation abusive des résultats. La question étant : « En ce qui vous concerne personnellement, diriez-vous de vous-même que vous êtes plutôt, un peu, pas très, pas du tout raciste (ou ne se prononce pas, NSPP) ? », le résultat de 2000, qui est plus précisément de 69 %, indiquait A. Dittgen, est la somme de 12 % de « plutôt racistes », de 31 % « un peu racistes » et de 26 % « pas très racistes ». « Sont-ils tous à mettre dans le même sac ? » concluait-il.

Le travail bâclé suscitant la vive réaction du lecteur des Nouvelles de France relèverait-il d’un choix inverse minimisant la proportion de racistes en ne retenant que les « plutôt racistes » qui étaient 12 % il y a une dizaine d’années ? Ce n’est pas la bonne explication. L’infographie reprise du document diffusé par Harris interactive donne le détail : en mai 2011, sur un échantillon de 1 005 individus représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus, méthode des quotas etc., 2 % se disent plutôt racistes, 11 % un peu, 6 % pas très et 80 % pas du tout (1 % ne se prononcent pas). On obtient donc 13 % en considérant que sont racistes ceux qui se déclarent plutôt ou un peu racistes mais pas ceux qui se déclarent pas très racistes. En ajoutant ces derniers, on arrive à 19 %, résultat qui semble plus concordant avec d’autres sondages récents comportant cette question.

Alors que les commentaires des commanditaires du sondage Harris interactive de 2011 (SOS Racisme et l’Union des étudiants juifs de France) dénoncent la remontée du racisme que ces résultats montreraient, une petite vérification n’est pas superflue. C’est alors qu’une chose surprenante apparaît. La note détaillée d’Harris interactive fait état de l’évolution des réponses à la même question, mais sans donner le détail : les « plutôt/un peu » étaient 15 % en 2010 et 14 % en 2009. Le titre de l’étude indiquant qu’il s’agit de la vague 3 d’un « baromètre », mais une note précise que les résultats antérieurs sont issus d’un sondage CSA pour 2009 (échantillon de 1 050 personnes blablabla) et BVA pour 2010 (même blabla), les trois enquêtes ayant été réalisées par téléphone. Un sondage itinérant en somme. Donc selon Harris, le sondage CSA de 2009 aurait donné 14 % de « plutôt/un peu racistes ». Sur le site de CSA, on retrouve la trace d’un sondage effectué en 2009 pour SOS racisme et l’UEJF intitulé « la circulation des préjugés » et « réalisé dans le cadre des Assises nationales de la lutte contre les préjugés » sous le numéro 0900315G.

Il faut dire un mot de ces « préjugés » dont on mesure la « circulation » (CSA) ou la « banalisation » (Métro/Harris). Il s’agit d’énoncés tels que : « les étrangers savent mieux profiter du système de protection sociale que les autres » ; « les Roms sont plus voleurs que les autres » ; « les juifs ont plus d’influence que les autres dans les finances et dans les médias » ; « les noirs sont plus forts physiquement que les autres » ; « les arabes sont plus souvent délinquants que les autres » ; « les homosexuels sont plus obsédés par le sexe ».

Ceci étant la liste retenue pour le sondage Harris. CSA, dans le sondage de 2009 sur la circulation des préjugés, ajoutait : « les jeunes de banlieue sont plus fainéants que les autres » ; « les femmes sont moins capables de diriger une entreprise que les hommes » ; « les blancs sont plus racistes que les autres ».

La personne interviewée ne sait peut-être pas qu’il s’agit là de préjugés. On lui demande seulement de dire si elle pense « qu’en France, tenir ce genre de propos est considéré comme très grave, assez grave, peu grave ou pas du tout grave ». Par ailleurs elle doit aussi répondre à la question : « pour chacune de ces opinions que l’on peut entendre parfois, dites-moi si vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord ? ». Dans quel ordre les questions sont posées, ce n’est pas dit. Le croisement des réponses ouvre une foultitude d’interprétations pour expliquer, par exemple, que 48 % des interrogés sont tout à fait/ plutôt d’accord avec l’opinion selon laquelle « les étrangers savent mieux profiter du système de protection sociale que les autres » et 61 % pensent qu’en France tenir ce genre de propos est considéré comme « très grave » ou « assez grave ». Ce dernier pourcentage monte à 77 % pour ceux qui sont en désaccord avec cette opinion, mais est encore de 46 % pour ceux qui la partagent (tout à fait/plutôt d’accord). Remplis de préjugés, mais conscients de leur gravité en somme…

Mais revenons à nos moutons. Le sondage CSA de 2009 sur la circulation des préjugés a forcément posé la question d’auto-évaluation raciste puisque son résultat est croisé avec les « préjugés ». Ainsi 34 % de ceux qui se considèrent comme « pas du tout racistes » sont plutôt d’accord avec l’opinion selon laquelle « les juifs ont plus d’influence que les autres dans les finances et dans les médias ». Pourcentage identique pour ceux qui se déclarent « pas du tout antisémites »… Mais pas de trace du résultat global à la question sur l’auto-évaluation d’attitude raciste !

Or il se trouve que cette question, malgré des critiques récurrentes, est toujours présente dans le baromètre annuel réalisé aussi par CSA pour la CNCDH. Et cela donne une belle série temporelle depuis 2000, avec une tendance décroissante mais une légère remontée en 2011 des réponses « plutôt/un peu raciste ». Et là, surprise, le total fait 24 % en janvier 2011 (4 % plutôt, 20 % un peu) et 21 % en 2009 (3 % et 18 %). Comment CSA pouvait-il arriver alors à 14 % dans le sondage pour SOS Racisme et l’UEJF, selon Harris ? L’écart (14 % en mars 2009, date du sondage SOS/UEJF, 21 % en novembre 2009, date du sondage CNCDH) serait-il lié à une brusque variation ? En novembre 2008, le sondage CSA/CNCDH donnait 23 % (5 % plutôt, 18 % un peu raciste), la variation serait alors très brusque… Il y a de l’incertitude dans l’air ! Ce qui n’empêche pas les commanditaires de commander et les commentateurs de commenter… Quant au dessinateur, il semble avoir eu un petit problème aussi, mais facilement résolu. Sur le site diffusant le dessin paru en couleur le 23 mai 2011 dans Métro (Iconovox), on trouve une version au trait noir sans couleur montrant le même Français de souche. Une version antérieure, probablement.

Mais le personnage disait : « 25 % des Français racistes… du travail d’arabe, ce sondage ! C’est bien plus ! ». 7 sur 10, 25 %, 13 %, à bas les préjugés…

B. Aubusson de Cavarlay

Pénombre, Juin 2011