--

Un raisonnement bâti sur du sable...

LA LECTURE de la tribune libre publiée le 4 juin 2005 dans Libération par David Spector m’a plongé dans une certaine stupéfaction. Selon l’auteur, l’invasion des textiles chinois bon marché est une très bonne nouvelle car elle augmente le pouvoir d’achat des ménages français.

David Spector chiffre ce gain à 1,5 milliard d’euros (une baisse moyenne de 5 % des prix des achats de vêtements qui représentent 30 milliards d’euros par an). Les pertes d’emplois en France seraient de 7 000, ce chiffre étant repris d’une déclaration de Patrick Devedjian. Comme le salaire des ouvriers mis au chômage est de 30 000 euros par an, l’État pourrait leur payer le montant de ce salaire jusqu’à leur retraite, soit une dépense annuelle de 210 millions d’euros. La France serait gagnante puisqu’une dépense publique de l’ordre de 200 permettrait une hausse de la consommation de 1 500. L’économie serait relancée ; les familles pauvres, acheteuses de produits chinois et les travailleurs chinois seraient gagnants… Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ce raisonnement pose quand même une petite question. Quelle est la validité des chiffres utilisés par l’auteur ? Un économiste peut-il baser un raisonnement sur un chiffre sorti à l’emporte-pièce par un homme politique, fût-il ministre de l’Industrie ?

Voici une petite fable, très simple, pour évaluer la crédibilité des chiffres de David Spector. Imaginons qu’il existe un secteur économique, les chemises, dont le chiffre d’affaires est de 4 milliards d’euros. Comme le salaire annuel de chaque ouvrier est de 30 000 euros, l’emploi est de l’ordre de 100 000 personnes (en supposant que les salaires représentent 75 % de la valeur ajoutée). Le coût de revient des chemises produites en Chine est la moitié de celles produites en France.

Les producteurs français ferment leurs usines en France pour s’approvisionner en Chine. Les prix des chemises baissent de 37 % ; le gain pour les ménages acheteurs est bien de 1,5 milliard d’euros. Par contre, la production française devient nulle, la perte d’emplois est de 100 000.

Donc, de deux choses, l’une :

- Soit, comme le propose David Spector, l’État verse le montant de leur salaire, soit 3 milliards d’euros par an aux travailleurs licenciés. Le déficit public se creuse de 3 milliards, qu’il faudra bien récupérer. Comment de plus reconnaître les 7 000 victimes de la croissance des importations chinoises, auxquelles David Spector garantit un maintien du salaire des 93 000 autres chômeurs, qui, on ne sait pourquoi, n’ont pas droit à cette garantie ?

- Soit, les travailleurs n’ont droit qu’aux prestations chômage. Pour fixer les idées, supposons que celles-ci soient la moitié du salaire. L’État paye donc 1,5 milliard par an. Les travailleurs du secteur « chemise » sont perdants ; globalement, les ménages pauvres ne gagnent rien (le 1,5 milliard gagné par les consommateurs est compensé par le 1,5 milliard perdu par les travailleurs du textile) et l’État a un déficit supplémentaire de 1,5 milliard sans le moindre effet de relance.

Bien sûr, la question se poserait autrement si les 100 000 travailleurs licenciés pouvaient retrouver un emploi à un taux de salaire équivalent. L’économie française serait gagnante. Mais, est-ce le cas, en situation de chômage de masse des travailleurs non-qualifiés ?

Il est certes possible de prétendre que les importations chinoises se substituent en fait à des produits tunisiens ou pakistanais. Mais, dans ce cas, le gain de prix est plus faible ; les perdants sont les travailleurs tunisiens ou pakistanais que David Spector ne mentionne pas dans son texte. Selon lui les perdants sont : « les patrons du textile, Jacques Chirac et George W. Bush ». Je ne commenterai pas les deux derniers noms ; quant aux patrons, ils ont tout à gagner à pouvoir s’approvisionner à bas prix et à pouvoir faire pression sur les salaires des travailleurs des pays industriels.

Toute la démonstration repose sur un chiffre de pertes d’emplois de 7 000, qui n’est pas dans un ordre de grandeur satisfaisant par rapport au gain présumé en terme de baisse de prix : il est 14 fois trop faible !

Henri Sterdyniak


Pénombre, Décembre 2005