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Chroniques d'outre-nombre

Victor Descombres

N°2 - Avril 1997

 

On vous aura prévenus!

Comme pour d'autres questions sur la justice pénale, les débats relatifs à la détention provisoire sont parsemés de données chiffrées. Ici, les fameux «taux de prévenus» s'imposent. Chacun sait ce qu'est un prévenu: c'est un détenu en détention provisoire. Quant au taux de prévenus, c'est le pourcentage de prévenus dans la population détenue. C'est simple non? Et pourtant... Examinons les affirmations suivantes, exprimées par trois personnes sérieuses:

12 juillet 1996 - «La réforme Badinter, qui a obligé le juge d'instruction à réorganiser un débat contradictoire avant tout placement en détention, semble avoir été bénéfique: depuis son adoption, en 1984, la part des prévenus est tombée de 52% à 40%». (Anne Chemin, Le Monde du 12 juillet 1996).

14 juillet 1996 - Interviewé sur TF1 et France 2, à l'occasion de la fête nationale, le Président de la République, est interrogé sur les problèmes de l'instruction pénale. Il affirme que «plus de ... près de la moitié des détenus sont en détention provisoire - c'est-à-dire en prison sans avoir été jugés». Dans un article daté du 16 juillet 1996, Le Monde cite ce passage de l'interview de Jacques Chirac, mais sans le commenter.

19 juillet 1996 - «En France, la détention provisoire concerne en réalité plus du tiers de ceux qui sont sous les verrous». (Alain Duhamel, Libération, 19 juillet 1996).

 

A chacun sa vérité ?

Les expressions utilisées sont différentes et les chiffres aussi «part de prévenus» (2/5), «personnes en prison sans avoir été jugées» (1/2), «détenus en détention provisoire» (1/3). Il suffirait que les expressions - en apparence synonymes - recouvrent des concepts différents pour que nos analystes aient tous les trois raisons. C'est presque cela, sauf que l'un d'entre eux a tout faux.

En droit, on appelle «condamné» un détenu qui a fait l'objet d'une condamnation définitive (Art. D50 du code de procédure pénale). Qui n'est pas «condamné» est «prévenu». Ainsi selon cette définition, compte-t-on parmi les prévenus les détenus en cours d'instruction, ceux qui attendent d'être jugés en première instance, mais aussi ceux qui ont fait appel ou se sont pourvus en cassation. On pourra parler de prévenus «au sens large». Au 1er avril 1996, ils représentaient 39,4% des détenus de la métropole. C'est de ceux-là dont parlait Anne Chemin, soulignant à juste raison la forte baisse de ce taux à partir de 1985.

On parlera de prévenus «au sens strict» en se limitant aux détenus qui n'ont pas encore été jugés (en première instance). Ils représentent à la même date 35,6% des détenus. On retrouve alors le chiffre d'Alain Duhamel. En revanche, Monsieur Chirac commet deux erreurs concomitantes: il confond les deux définitions et semble ignorer l'évolution importante qui a été observée depuis 10 ans. Ces taux de prévenus sont évidemment cités chaque fois qu'il est question du rôle du juge d'instruction dans le procès pénal. Ne faudrait-il pas alors plutôt se référer à la seule proportion des détenus en cours d'instruction (28,2%)? Ca se discute...

Ces problèmes de définitions seront sources de fréquentes polémiques à propos des comparaisons internationales. Dans son rapport au Garde des sceaux, intitulé «Propositions de réforme du code de procédure pénale», Michèle-Laure Rassat parle des «observateurs superficiels ou de mauvaise foi» qui prétendent que le taux français est «très supérieur à celui de la Grande-Bretagne, ce qui est évidemment faux, les deux catégories [de prévenus] n'étant pas composées de la même façon» (p. 3).

Dans la statistique du Conseil de l'Europe (S.PACE), on trouve plusieurs indices sur le sujet: le taux de prévenus (nombre de «prévenus» rapporté au total de détenus), le taux de détention provisoire (nombre de «prévenus» rapporté au nombre d'habitants), le taux de prévenus avant jugement (nombre de «prévenus avant jugement» rapporté au nombre total de détenus) et enfin le taux de détention provisoire avant jugement (nombre de «prévenus avant jugement» rapporté au nombre d'habitants). Comme le souligne justement Mme Rassat, les Anglais comptabilisent tous les condamnés ensemble, qu'ils soient définitifs ou non. Ainsi dans une comparaison avec la France, on ne peut pas se référer aux deux premiers indices. Mais rien n'empêche de comparer les deux derniers. Au 1er septembre 1995, le taux de détention provisoire avant jugement est de 32,8 p. 100'000 en France contre 16,3 en Angleterre - Pays de Galles. Le taux français est le double du taux anglais. N'est-on pas en droit de parler d'un taux français très supérieur? Faisant sans doute partie des observateurs superficiels et de mauvaise foi, ce qui n'est pas incompatible, je réponds oui!

 

V.D.