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Chroniques d'outre-nombre

Victor Descombres

N°6 - Décembre 1997

 

Noir, c'est noir...

Dans un rapport présenté en octobre dernier, à la grand-messe de Villepinte organisée par Jean-Pierre Chevènement, ministre citoyen de l'Intérieur, on lit la chose suivante:

«Le chiffre noir de la criminalité, différence entre les deux valeurs [la criminalité «connue» et la criminalité «réelle» ndr] est par essence inconnu, et s'explique par le fait qu'un certain nombre de victimes ne déposent pas plainte, se contentant de signaler un acte mineur sur la main courante du commissariat, ou bien s'abstenant de la démarche du dépôt de plainte parfois par peur, parfois par conviction de l'inutilité d'une telle démarche. Il est à noter cependant que de l'avis des spécialistes, «ce chiffre noir» est devenu plus limité depuis la mise en place en 1995 d'un nouvel outil statistique national avec remontée télématique des données» (1).

Soit N(t) la valeur du chiffre noir «avant» et N(t+1) le chiffe noir «après». Il semblerait donc N(t+1) - N(t) soit négatif. Ce qui est une chose plutôt positive en soi.

Les spécialistes

Ainsi, d'après l'auteur - ou l'auteure comme on veut - du rapport, Mme Mireille Ballestrazzi, Directeur du service régional de police judiciaire de Montpellier, la remontée télématique fait baisser le chiffre noir. C'est le principe des vases communiquants. Comme dirait Philippe Meyer, «le progrès fait rage». Quant à savoir comment l'on sait qu'une quantité non mesurable a diminué, il faut vraiment être «spécialistes» - de quoi, on ne sait pas? - mais spécialistes tout de même pour avancer une chose pareille. Cela me fait penser à un article d'un grand quotidien du soir où l'on disait «Le nombre de décès par suicide augmente de nouveau depuis 1992 [...] «12 200 en 1993»[...] les spécialistes considèrent que la sous-évaluation peut aller de 10% à 20%» (2). Quand «les spécialistes considèrent que», prenez garde, citoyens! Cela signifie généralement qu'ils n'en savent pas plus que vous et moi sur la question. Ce qui d'ailleurs peut se comprendre. Surtout pour vous.

J'ajouterai que l'explication du fameux chiffre noir, par le seul non-dépôt de plainte, est un peu court pour une spécialiste de la délinquance. L'auteur oublie, en particulier, qu'il existe des délits sans victime directe ou sans victime individuelle dont certains peuvent léser indirectement et parfois lourdement des catégories sociales entières, la fraude fiscale par exemple (3).

Si la base (policière) n'hésite pas à soustraire les chiffres noirs entre eux, le sommet s'essaie à une autre opération, tout aussi discutable. Au 20 heures de France 2, le 17 octobre 1997, le ministre de l'Intérieur, affirme que «les étrangers en situation régulière sont 8 à 10 fois plus nombreux que les étrangers en situation irrégulière». Copiant imprudemment sur son camarade ministre, Mme Elisabeth Guigou, ministre de la Justice, garde des Sceaux affirme, le lendemain sur France Inter, qu'ils sont 10 fois plus nombreux.

Nous ne connaissons évidemment pas le «chiffre noir» des étrangers en situation irrégulière actuellement présents sur le territoire national (4). Quant au nombre d'étrangers en situation régulière, on l'estime généralement à 3,6 millions. Ce chiffre représente en fait le nombre d'étrangers comptabilisés par l'INSEE lors du dernier recensement. Mais tous n'étaient certainement pas en situation régulière et l'évaluation date de...1990. Calculer un quotient dont on ignore pratiquement tout du dénominateur et dont on connaît mal le numérateur est une gageure. Non?

«Noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir» chantait cet autre spécialiste. Même avec les meilleures intentions du monde, prendre des vessies pour des lanternes ne rendra jamais les choses plus claires et les citoyens plus intelligents. Vous, comme moi méritons mieux que cela.

 

V.D.

 

(1) Colloque «Des villes sûres pour des citoyens libres», Villepinte, octobre 1997, prérapport atelier 3, p.43.

(2) Le Monde du 29 novembre 1995.

(3) Si vous voulez en savoir plus sur cette question, consultez donc le livre de Philippe Robert, Bruno Aubusson de Cavarlay, Marie-Lys Pottier, etc... Ca s'appelle Les comptes du crime et c'est édité chez L'Harmattan (1994), p. 25 et suivantes.

(4) Voir Pénombre, Lettre blanche n°10 et n°11. Le nombre de dossiers de régularisation déposés dans les préfectures jusqu'au 31 octobre 1997 n'est qu'une estimation par défaut du nombre considéré (150'000).