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Recensement 1999: précisions pénombresques

Ne dites pas "33" - Une statistique singulière 

Proposés par Alfred Dittgen

 

Ne dites pas "33"

Dans sa plaquette de présentation du recensement général de 1999 1, l'INSEE qualifie cette opération de "33e recensement de la population" et indique que le premier date de 1801. Venant d'un institut dont la vocation est de manier les chiffres et dont une des tâches est de mener à bien ce type de collecte, cela semble parole, ou chiffre, d'évangile. Et pourtant... le compte ne semble pas bon, si on suit les spécialistes de la question, les historiens Jacques et Michel Dupâquier et le démographe Michel Lévy 2.

D'après les deux historiens, le recensement de 1801 a été suivi rapidement de deux autres, en 1804 et en 1806, après quoi il n'y a pas eu de nouveau recensement jusqu'en 1831. A partir de là, on a recensé la population chaque année se terminant par 1 ou 6, et ce jusqu'en 1946, sauf en 1916 et en 1941, périodes de guerre 3. Depuis cette date, cette périodicité quinquennale a été abandonnée: les opérations suivantes ont été effectuées en 1954, 1962, 1968, 1975, 1982 et 1990, ce qui fait, avec celui de 1999, non 33, mais 32 recensements!

Où se situe l'opération manquante? Dans la plaquette de présentation, on lit (page 7) : "En 1822, une ordonnance prescrit d'effectuer un recensement quinquennal dans les années se terminant par 1 et 6. Cette règle prévaut jusque dans les années d'après-guerre, en 1946...". Ceci semble indiquer que l'INSEE prend en compte un autre recensement, en 1826, ce qui donne bien 33!

Mais d'après nos historiens, ce recensement de 1826, comme ceux de 1811, 1816 et 1821 évoqués régulièrement par la SGF, ancêtre de l'INSEE, sont des légendes. Ils ne sont que des mises à jour des résultats des opérations antérieures, par ajout des chiffres des mouvements naturel et migratoire.

Mais ce n'est pas tout. Le recensement de 1801, ordonné par Napoléon Bonaparte et exécuté par son frère Lucien, n'est pas le premier ni le premier "bon" recensement. D'après Michel Lévy, il a été précédé de trois autres sous la Révolution, en 1790, 1794 et 1796. Celui de 1790 serait même de meilleure qualité que celui de 1801. Cela ferait donc 35 recensements!

Mais ces opérations sont-elles toutes comparables? L'opération de 1831 est la première à demander l'âge, variable indispensable d'un recensement moderne. Les précédentes ne sont que des "dénombrements", c'est-à-dire, des comptages sommaires des populations. Si on refait le compte à partir de 1831, cela ferait 29! En fait, la consigne de relevé de l'âge n'a guère été suivie cette première fois et ce relevé n'a été systématique qu'à partir de 1836, ce qui fait 28 "vrais recensements"!

Bref, il est à peu près impossible de donner un numéro à l'opération actuelle. Celui de l'INSEE a au moins le mérite de la cohérence avec les précédents: celui de 1990 était officiellement le 32e, celui de 1981, le 31e... La numérotation des recensements est soumise aux mêmes aléas que les chiffres qui sortent de ces opérations, dont une bonne partie ne vont pas de soi, mais résultent des définitions utilisées, et, comme toutes les mesures du social, sont plus ou moins justes, ce qui n'enlève rien à leur intérêt.

 

Une statistique singulière

Lors du dernier recensement, celui de 1990, la CNIL a, dans un premier temps, imposé à l'INSEE de ne pas diffuser de résultats portant sur des aires géographiques inférieures à 5'000 habitants pour les communes qui dépassaient ce chiffre. Devant les protestations des utilisateurs (un recensement c'est quand même fait pour servir à quelque chose!), elle a abaissé ce seuil à 2'000 et a autorisé la production de quelques tableaux standard à l'îlot, aire dont l'effectif moyen est d'environ 150 habitants. Des restrictions du même type vont être appliquées à la diffusion des résultats du recensement de mars 1999.

Ces restrictions seraient justifiées parce que la "première des règles [de diffusion] est de préserver l'anonymat", afin qu'il soit "impossible, à partir des données diffusées, d'établir un profil sur une personne, encore moins de l'identifier même indirectement" (33e recensement général de la population. A quoi sert le recensement? Comment se déroule-t-il? INSEE, 1998, p. 26).

Mais impossible n'est pas français! Toutes ces bonnes intentions ne semblent pas tenir compte du fait que les données sont publiées par commune et qu'une grande partie des 36'000 circonscriptions de base de notre beau pays ont des effectifs inférieurs aux différents seuils dont il vient d'être question, et que, même, une de ces communes, Cumières-le-Mort-Homme, dans la Meuse 4, n'avait qu'un seul habitant au recensement de 1990!

On apprend donc dans le fascicule du département en cause que la "population" de cette commune est de sexe masculin, d'âge compris entre 40 et 59 ans et de nationalité étrangère 5. Qu'elle est active et occupe un emploi. Que cette "population" habite une maison dont elle est propriétaire. Que celle-ci a été construite avant 1949, comporte 5 pièces, n'a pas de chauffage central, mais des W-C intérieurs, pas de baignoire, mais une douche. Et encore, que cette "population" possède une voiture.

On ne nous donne évidemment pas le nom de la personne qui constitue cette population. Mais il n'est pas difficile de la joindre et donc de l'identifier: son code postal est 55139. Ou plutôt, était, car il semblerait d'après la revue Géo, (article sur les champs de bataille de la Grande Guerre, dans le n° 219 de mai 1997) qu'elle soit partie depuis le recensement, peut-être... à la recherche de l'anonymat.

Certes Cumières est un cas unique, une population singulière... Mais plus de 1000 autres circonscriptions de base ont moins de 50 habitants, et il n'est guère plus difficile, dans leur cas, de passer des statistiques aux personnes ou aux logements individuels. Les seuils en question n'ont donc guère de sens, a moins de fusionner les petites communes pour qu'elles les atteignent. Mais le folklore des communes lilliputiennes françaises ne risque pas de disparaître de sitôt. Louis Joxe, qui en avait rêvé quand il était ministre de l'intérieur, ne l'envisage guère, à supposer que cela se fasse un jour, avant le XXIIe siècle!

Comme la tendance des populations des très petites communes est à la diminution, à l'instar de celle de Cumières, qui comptait encore 4 habitants en 1975 et 3 en 1982, gageons que nous retrouverons une autre population d'un seul habitant au recensement de 1999, peut-être parmi les trois communes qui n'en avaient plus que 2 en 1990 6, ce qui permettra à nouveau de montrer l'inanité de certaines bonnes intentions quand elles se heurtent à l' "exception française".

 

1 33e recensement général de la population. A quoi sert le recensement? Comment se déroule-t-il? (brochure de la division "Recensements de la population", INSEE, 1998.

2 Jacques et Michel Dupâquier, Histoire de la démographie, Perrin, 1985. Michel Lévy, La statistique démographique sours la Révolution, in Pour une histoire de la statistique, tome 1 Contributions, INSEE, p. 105-110, INSEE, sd. [vers 1975.]

3 Celui prévu en 1871 a été effectué en 1872.

4 Pour les érudits, Cumières-le-Mort-Homme est l'un des huit villages autour de Verdun entièrement détruits par les bombardements de 1916, non reconstruits, mais maintenus comme communes par une loi datant de 1921.

5 Si le Mort-Homme n'avait pas été le lieu de combats mémorables, il aurait été judicieux de rebaptiser notre commune en 1990 Cumières-l'Homme...

6 Rochefourchat (26274), Leménil-Mitry (54310) et Caudiès-de-Conflent (66047).