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Les inédits
LES PALMARES, UN BUSINESS RENTABLE, UNE AFFAIRE SERIEUSE Comment peut-on expliquer linflation de palmarès publiés (des parlementaires, des villes, des régions, des lycées, des universités, des hôpitaux, et même des évêchés !) par la presse depuis une dizaine dannées ? Les palmarès peuvent être appréhendés comme des objets journalistiques relativement ludiques, à la mode, et lon peut adopter face à leur inflation plusieurs attitudes : le mépris expert, lamusement, lagacement, lenthousiasme, la réaction épidermique, etc. Notre posture sera différente et consistera à les prendre au sérieux, faisant le pari que leur multiplication est révélatrice de dynamiques socio-politiques décisives. Il y a en effet une parenté, un « air de famille » troublant entre tous ces classements, qui portent sur des univers a priori hétérogènes. Cest quils promeuvent tous une posture consumériste dans des mondes jusqualors fortement autonomes, dominés par des professions puissantes (magistrats, enseignants, médecins, etc.) dont les principes daction cardinaux étaient et le sont encore, heureusement ! - le dévouement, laltruisme, lindividualisme, le secret professionnel, la prise en charge singulière ; ils véhiculent tous une conception marchande des services rendus par les professionnels, faisant planer le spectre dune soumission croissante de leurs pratiques à des impératifs extra-professionnels, économiques et gestionnaires en particulier. Il est alors tentant de reprendre à notre compte le questionnement de lhistorien Erwin Panofsky, qui sinterrogeait sur lhomologie existant entre larchitecture gothique et la pensée scolastique : et si, en lespèce, linflation des palmarès était une manifestation de l« esprit du temps », cest-à-dire de schèmes de pensée et daction propres à notre époque, qui trouvent à sexprimer, sous des formes différentes, dans de nombreuses sphères dactivités sociales ? Le pari sociologique consiste alors à sintéresser à ces objets à première vue anodins, dérisoires, sinon indignes, avec lespoir quen démêlant lécheveau des connaissances, expertises, acteurs mêlées de près ou de loin à leur fabrication, on pourra remonter à des tendances lourdes qui travaillent les démocraties industrielles avancées. On raisonnera ici principalement à partir du monde de la santé et de la médecine, tant il est vrai que ce dernier a été particulièrement affecté par le phénomène palmarès : le fort retentissement des palmarès hospitaliers, publiés annuellement depuis 1997, mais aussi limpact du désormais fameux palmarès des systèmes de santé réalisés par les experts de lOMS en 2000 incitent grandement à considérer avec attention ces classements. Ainsi, les palmarès peuvent être considérés comme des traceurs de transformations sociales et politiques plus larges, qui sont autant de conditions de possibilité de ceux-là. Ce questionnement suppose préalablement de se départir du réflexe médiacentrique, i.e. la tendance à surestimer lautonomie du travail et le « pouvoir » des journalistes. Ceux-ci, en effet, mobilisent dans leurs pratiques quotidiennes des données, utilisent un vocabulaire, mettent en forme des thématiques et des problèmes qui ont été construits et produits ailleurs, cest-à-dire, pour une très grande part, dans la sphère étatique. On en veut dailleurs pour preuve nous y reviendrons - que dans dautres pays, les classements dhôpitaux ont été élaborés et rendus publics par lÉtat et/ou les financeurs, lato sensu (assureurs, caisses dassurance maladie, mutuelles, etc.). En France, il aurait été impossible de réaliser ce type de classements si navait pas été mis sur pied le système dinformations médicalisées PMSI, si navaient pas été réalisées par les médecins conseils de la CNAMts des évaluations de services hospitaliers, et, plus fondamentalement encore, si des « tireurs dalarme », liés à lappareil dÉtat ou au monde médical, navaient pas imposé, au cours des années 90, lidée quil existe en France un problème defficience, de qualité et de sécurité des soins. Les palmarès hospitaliers sont donc étroitement indexés aux transformations qui ont affecté à la fois lÉtat, la médecine, la presse ainsi que les relations que ces trois univers sociaux entretiennent. Cest principalement sur la genèse sociale et politique de ces objets statistiques que nous nous attarderons, donnant ainsi quelques pistes pour contextualiser le phénomène palmarès. Il sagira ainsi de sinterroger sur ce qui rend mentalement concevable et techniquement possible ces opérations statistiques. En conclusion, nous évoquerons sur les effets de ce type de publication, nous interrogeant sur le fait de savoir si les palmarès ne relèvent pas dun « populisme de marché » caractéristique des vingt années qui viennent de sécouler.
Transformations de la gouvernementalité et quantophrénie : vers une « société de laudit » ? Il est impossible de comprendre lengouement journalistique pour les palmarès classant les organisations du service public en fonction de leur « performance » si lon na pas à lesprit les transformations contemporaines de lÉtat, ou, plus précisément, de la gouvernementalité, entendue, à la suite de Michel Foucault comme la matrice structurée à lintérieur de laquelle sont articulés les projets, schémas, stratégies, manuvres que les autorités adoptent dans leur projet plus général dorienter à distance les croyances et les conduites des sujets dans les directions désirées, au moyen dune action sur leur volonté, leurs conditions de vie, leur environnement. Dans ce nouveau régime de gouvernementalité, baptisé dans le débat public de « néolibéralisme », la quantification est la technologie politique reine, au point que certains ont pu prophétiser lavènement dune « société de laudit » (Michael Power). Les débats relatifs à la réforme de lÉtat ont tendance à se polariser sur lenjeu de privatisation des services publics, du « plus ou moins dÉtat ». Si cet aspect du programme néolibéral ne doit pas être sous-estimé, il ne doit cependant pas masquer lampleur des transformations qui affectent lensemble des services publics, aboutissant, depuis plus de vingt ans, à brouiller toujours davantage les frontières entre lÉtat et le marché, à banaliser la gestion publique. Les mots totems de la « modernisation » de lÉtat - l« évaluation », la « responsabilisation », l « autonomie », la « contractualisation », la concurrence - accompagnent symboliquement la redéfinition des modalités de régulation à distance des conduites, qui récupèrent les aspirations à lautonomie et à la responsabilisation des individus. Dans un livre récent remarquable consacré aux réformes du système éducatif (LEcole nest pas une entreprise, Paris, La Découverte, 2003), le sociologue Christian Laval évoque la généralisation de lutilitarisme et de limaginaire du commerce : si lÉtat providence avait fondé son essor à la fois sur lorganisation bureaucratique ainsi que sur une large délégation de pouvoirs aux professionnels (médecins, enseignants, magistrats, assistantes sociales, etc.), les recompositions de lÉtat à luvre depuis la fin des années 70 consistent en la marchandisation des services publics. Ces derniers sont, en effet, de plus en plus conçus comme des prestations de services pouvant être délivrées par des opérateurs publics et privés en concurrence à des consommateurs (et non des citoyens) cherchant à maximiser leur bien-être individuel. Les prestataires sont alors liés par contrat (un « cahier des charges ») à lÉtat - revêtant les atours du « stratège », du « pilote » ou du « régulateur » - qui, en contrepartie dune large autonomie accordée à ces derniers, sarroge le droit de procéder à leur évaluation, forcément « objective », afin dajuster les ressources attribuées en fonction de la « performance » constatée. Laiguillon économique de la concurrence et de lévaluation doit, dans la perspective de la « nouvelle gestion publique », inciter les professionnels et agents du service public à hausser leur niveau dactivité et la qualité de leurs services, en un mot, à assurer leur « efficience » maximale. Si les individus sont plus libres dans lorganisation de leur travail, ils sont davantage contraints dans leurs objectifs, même si ces derniers font formellement lobjet dun contrat ou dune négociation avec les financeurs publics. Ils doivent faire montre dune grande autodiscipline et dune capacité élevée à sautocontrôler puisque de la réalisation des objectifs dépend leur avancement et/ou leur rémunération. En un sens, il est possible de parler dun processus dinternalisation du contrôle social : le contrôle exercé jadis par les supérieurs dans lorganisation bureaucratique est maintenant un contrôle exercé par les agents sur eux-mêmes, les financeurs se limitant à une évaluation ex post du travail effectué. On le voit, linformation, et en particulier linformation chiffrée, est indispensable à la mise en uvre de ce nouveau gouvernement des conduites. Sans elle, impossible délaborer des objectifs, des normes, des standards « pertinents » et de procéder à la vérification de leur respect par les « opérateurs décentralisés ». Le nouvel esprit gestionnaire se caractérise ainsi dabord et avant tout par une volonté inébranlable de quantifier (Albert Ogien).
La transparence, nouvel impératif catégorique. Gouverner par les nombres Sil y a un mot emblématique de la modernisation des services publics, cest bien celui de « transparence ». Lépoque, nous disent les hommes politiques, les experts et les journalistes, est à la reddition de compte généralisée et systématique au consommateur/contribuable, qui veut désormais « en avoir pour son argent ». Il nest plus question, poursuivent-ils, de se cacher derrière des statuts protecteurs celui de fonctionnaire ou de professionnel pour éviter dexpliciter, individuellement et collectivement, sa contribution au bien-être collectif et, au besoin, de justifier les raisons dune médiocre « performance ». Depuis vingt ans, dans tous les pays et dans tous les secteurs daction publique, on assiste à une véritable boulimie dindicateurs de performance et, plus largement, à une logomachie sur la nécessité de mettre en place des systèmes dinformation exhaustifs afin de suivre, en temps réel, le rendement (car cest souvent de cela quil sagit) des services publics. Il nest pas exagéré de parler de quantophrénie, semblable à celle qui sest emparé, à la fin du XIXème siècle, en pleine euphorie scientiste, des réformateurs sociaux et politiques. Aucune institution, aucun service ne doit se soustraire à la mesure, même les plus individualisés, personnalisés, subjectifs dentre eux. La finalité est double : en comparant, de manière chiffrée, toutes les organisations dun même secteur (par exemple, les hôpitaux), il sagit dinstaurer une concurrence ou un benchmarking permanent, qui inciterait les agents à hausser continûment leur effort au niveau des « plus performants » ; de plus, en délivrant directement ces informations chiffrées aux « usagers »/ « consommateurs », supposés voter avec leurs pieds, lémulation en serait encore renforcée. Pris en étau entre le marteau des régulateurs et lenclume des consommateurs, les agents et les professionnels des services publics seraient ainsi contraints de revoir leurs pratiques, lorganisation de leur travail, leurs routines. Les chiffres sont ici, selon le mot heureux de Nikolas Rose, des « technologies de lâme ». Ils constituent la pièce maîtresse dun dispositif complexe de règlements, dincitations (notamment financières), de micro-disciplines, de standards et de normes qui ont pour finalité de réguler, standardiser, homogénéiser les conduites. Sinstalle ainsi peu à peu un véritable culte de la « performance » ; car sil y a des débats autour des modalités de mesure de la « performance », il y en a de moins en moins autour de lidée même de « performance » ou d « efficience » : qui soutiendrait aujourdhui quun hôpital ne doit pas être « performant »? Qui sopposerait à la « rationalisation », à l « évaluation » de lhôpital en particulier et de la médecine en général ? Là réside le principal coup de force de la nouvelle gestion publique, puisque derrière un mot dapparence consensuel, se cache une véritable révolution symbolique : la soumission des services publics, notamment éducatif et sanitaire, à la rationalité formelle gestionnaire et, au-delà, à la logique utilitariste (rendement, efficience). Les débats se déroulent désormais dans un périmètre idéologique restreint
Le petit magicien indépendant et logre bureaucratique Le secteur de la santé na pas été épargné par la montée en puissance de cet esprit gestionnaire, de ce managérialisme. On y a vu en effet monter en puissance un nouveau vocabulaire (celui de lentreprise performante, du consumérisme), de nouvelles expertises (économie et gestion de la santé notamment), de nouveaux métiers (en particulier ceux de linformatique, de la gestion, du marketing), de nouveaux rôles (le gestionnaire de risques, lusager/consommateur, le manager). Des systèmes dinformation inédits ont été mis en place, plus ou moins laborieusement selon les pays.
La déstabilisation du concordat entre la médecine, lÉtat et le marché Pendant près dun siècle, la médecine a bénéficié dun statut enviable : en tant que profession, elle échappait à la double emprise de lÉtat et du marché. Dun côté lÉtat lui accordait et lui garantissait lautonomie et lautorégulation, tandis quil finançait les infrastructures et, après la seconde guerre mondiale, solvabilisait massivement la demande. Les médecins quant à eux décidaient souverainement de lallocation des ressources publiques ainsi mises à leur disposition. Pourquoi un tel « contrat » entre la médecine libérale et les pouvoirs publics ? Parce que les médecins se voyaient confier par lÉtat un rôle important de régulation sociale, qui impliquait que leur expertise sexerçât en pleine indépendance. En délivrant, par exemple, les certificats darrêt de travail, en tenant le rôle dexpert auprès des tribunaux, en médicalisant, surtout, la prise en charge des problèmes sociaux, la profession médicale participait à la régulation au plus près, au « ras du sol », des conduites. On retrouve ici limportance de lexpertise professionnelle dans le développement de lÉtat social. Dun autre côté, le statut professionnel a permis dinstaurer un marché du travail fermé, cest-à-dire, avant toute chose, une limitation de la concurrence, assurant des revenus élevés aux médecins. Le libéralisme médical est antinomique du libéralisme économique. Ce deal, cette « grande accommodation » (Paul Starr), entre lÉtat, le marché, la médecine a fort bien fonctionné : au cours des trente glorieuses, la médecine sest industrialisée, massifiée, démocratisée, ce qui a entraîné une inflation des dépenses de santé. Les médecins se sont enrichis, tout en conservant les principes fondamentaux de la médecine libérale, le parc hospitalier a connu un essor formidable, les assurés sociaux ont pu accéder à des traitements de plus en plus lourds et coûteux et bénéficier de conditions daccueil confortables dans les hôpitaux. Toutefois, on voit combien ce compromis est de plus en plus intenable quand les ressources se tarissent et que les dépenses senvolent, quand la démographie médicale explose et que les concurrences internes sintensifient, quand les patients, pour qui la médecine fait désormais partie de lunivers quotidien, haussent leur niveau dexigences et montrent une défiance certaine à légard des médecins, quand lampleur des sommes en jeu (la France consacre 1000 milliards annuels pour sa santé) suscitent bien des convoitises (des assureurs, de lindustrie pharmaceutique ), etc. Depuis vingt ans, lÉtat fait son retour dans lunivers médical, en sappuyant au besoin, on la vu, sur les forces du marché : il sagit pour lui de rogner la large autonomie jadis accordée aux médecins. Comme tout le monde, ces derniers doivent désormais être « transparents », cest-à-dire rendre des comptes à lÉtat et au contribuable sur lutilisation quils font des ressources publiques, sur le coût, la qualité et la pertinence de leurs prestations ; ils sont sommés de composer avec les impératifs de gestion et dorganisation des soins que portent les hauts fonctionnaires en charge du secteur, les directeurs dhôpitaux, les gestionnaires des caisses dassurance maladie, etc. ; ils sont enjoints daccepter de se soumettre aux verdicts de lévaluation, de la concurrence, des consommateurs souverains. La pratique (libérale) de la médecine a ainsi été problématisée : lindividualisme (le médecin libéral exerçant en solo son art), le secret professionnel (qui fait obstacle à la mise sur pied de systèmes dinformation), les valeurs du professionnalisme (assimilé à du « corporatisme ») ont été perçus, particulièrement à compter des années 90, comme des obstacles à une organisation efficiente du système de soins (notons, au passage, que lidée de « système » de santé lequel doit être « régulé » - traduit la vue globale et en surplomb des fonctionnaires de lÉtat et de lassurance maladie alors que les médecins et les patients limitent leur horizon au cabinet ou au service de lhôpital du coin). Au petit magicien indépendant, les pouvoirs publics veulent substituer un « technicien » ou un « ingénieur » de la santé, rouage dun processus de production des soins beaucoup plus vaste, et dont la contribution à ce dernier doit être évaluée pour, au besoin, laméliorer. En ce sens, cest bien à un processus de bureaucratisation (au sens que Max Weber donnait à ce terme, i.e. la recherche délibérée de la prévisibilité, de la régularité, du rendement) de la médecine auquel nous assistons. Cest à ce stade quinterviennent les statistiques dont la fonction est de superviser (ou « contrôler » selon une terminologie plus polémique) en routine les pratiques des professionnels de la santé.
Nouvelles expertises et nouveaux problèmes : la « guilde » médicale convoquée devant le tribunal de la loi des grands nombres Dans tous les pays occidentaux, depuis les années 80, les pouvoirs publics et, plus largement, les payeurs (caisses dassurance maladie, assureurs, mutuelles), tentent de mettre en place des dispositifs de recueil, de collecte, de traitement de données statistiques sur les pratiques médicales. De nouveaux experts économistes, « gestionnaires de risque », statisticiens, médecins de santé publique reconvertis prétendent sur la base de la loi des grands nombres élaborer une connaissance « objective » sur les pratiques médicales. De quoi sagit-il exactement ? Dabord de mieux comprendre les « stratégies » thérapeutiques des professionnels : face à une pathologie donnée, que décident les médecins, avec quels résultats ? Les travaux pionniers menés par des médecins américains à la fin des années 70, corroborés par ceux, ultérieurs, en économie de la santé, ont provoqué bien des surprises : comme le disait un précurseur de lapproche statistique de la médecine, John Wennberg, « tout varie » dune région à lautre, dun hôpital à lautre, et, dans un même hôpital, dun médecin à lautre. Ces études, en objectivant la très grande variation, lénorme hétérogénéité des pratiques et des résultats obtenus, ont contribué à accélérer le discrédit du scientisme médical. Si les pratiques médicales varient autant nest-ce pas parce que ces dernières sont orientées par dautres logiques que celle de lapplication mécanique du savoir scientifique ? Et les chercheurs et les experts dinsister sur lintérêt économique des médecins (procéder à une appendicectomie ne peut pas faire de mal au patient et peu garnir le porte-monnaie du chirurgien payé à lacte les professionnels de la médecine sont ainsi soupçonnés de vouloir cacher derrière leur déontologie des motivations peu avouables, comme lappât du gain), sur lincomplétude, parfois lincompétence, faute davoir procédé à une remise à jour des connaissances des praticiens, et, au-delà, sur lempirisme fondamental de lart médical. On assiste ainsi à un déplacement des frontières entre lobjectif et le subjectif. Alors que pendant près dun siècle, les médecins se sont réclamés de lobjectivité de la science pour justifier les « privilèges » qui leur ont été accordés par lÉtat, désormais les pratiques médicales ordinaires tombent, à la lumière de cette nouvelle connaissance statistique qui prétend monopoliser le savoir objectif en médecine, du côté de la subjectivité. Mais il y a plus. On pressent en effet que cette connaissance dune nouvelle nature ne demande quà sopérationaliser dans une standardisation instrumentale dont la finalité est dinfléchir les décisions cliniques dans le sens dune plus grande « efficience » ; elle va permettre délaborer des protocoles, des guides de bonnes pratiques, des filières « appropriées » de soins, tous ces outils qui composent ce que lon appelle la « gestion des risques » (aux États-Unis on parle de « managed care ») : la santé, comme toute activité de production doit être gérée grâce à des batteries dindicateurs de performance, des normes et standards de pratique, des incitations économiques (par exemple substituer le paiement à la capitation au paiement à lacte, inflationniste), une organisation appropriée des soins (un mixte de concurrence et dorganisation bureaucratique). Lambition nest rien de moins que de faire prévaloir une « médecine fondée sur des preuves » (evidence based medicine), efficace dun point de vue thérapeutique et efficience dun point de vue économique, sur des pratiques médicales souvent « irrationnelles », sources de « gaspillages » et, parfois, dangereuses. Il faut insister sur ce point : la production dinformations médicalisées débouche logiquement sur linvention, à grands coups de standards et de normes, dune déviance médicale que les hommes politiques et les journalistes vont sempresser de stigmatiser. Par le simple fait dexister, les moyennes tendent à devenir des normes à laune desquelles vont être « évaluées », cest-à-dire jugées, les pratiques des médecins quil convient alors de faire converger vers cette moyenne.
Des entreprises de rationalisation variées Les acteurs de cette entreprise de « rationalisation » de la médecine varie selon les pays. Aux États-Unis ce sont les pouvoirs publics (en particulier la Health Care Financing Administration qui gère lassurance maladie des retraités, Medicare) et, bien sûr, les assureurs qui sont à lorigine de ce mouvement. En Grande-Bretagne, pays du très centralisé National Health Service, cest ladministration centrale qui occupe logiquement le créneau. En Allemagne, ce sont les professionnels de santé et les caisses dassurance maladie. Si les réformes menées varient dans leur ampleur selon les pays, leur logique est toujours la même : partout les médecins ont vu leur autonomie professionnelle menacée (particulièrement aux États-Unis où la médecine libérale est en voie de disparition), partout ont été mis en place des systèmes dinformation (les Diagnosis Related Groups américains ont été ainsi importés dans de très nombreux pays européens, dont la France où les DRGs sont devenus le PMSI), partout les médecins ont été économiquement incités à adopter les bonnes pratiques définies par des experts économistes, médecins et statisticiens. Pour ce qui nous intéresse, les palmarès, les payeurs (publics et/ou privés) ont élaboré et, parfois à leur initiative, parfois sous la pression de journalistes, publié des informations comparatives sur la « performance » des services hospitaliers et des médecins à destination du grand public. Le cas américain est idéal-typique de lenchaînement des dynamiques - économiques, politiques et journalistiques - qui rendent concevables et possibles lélaboration et la publication de palmarès hospitaliers et, par analogie, permet de comprendre ce qui se passe depuis une dizaine dannées en France. Linformation sur le coût et la qualité des prestations médicales sest, en effet, dabord développée aux États-Unis, à partir du milieu des années 80, à linstigation des assureurs, des employeurs et des pouvoirs publics soit les principaux financeurs du système -, lesquels ambitionnaient de devenir des « acheteurs avisés de soins » capables de remédier à la dérive des coûts médicaux. Le développement de ce type dinformations médicalisées, objet dun marché particulièrement lucratif, participe aussi de la volonté dinstaurer un véritable marché des soins, sur lequel les « consommateurs », mieux informés et « éduqués », sont censés être en mesure non seulement de faire jouer la concurrence entre les offreurs de soins, et donc de peser sur les décisions diagnostiques et thérapeutiques de ces derniers, mais aussi dopter pour des trajectoires dans le système plus « rationnelles », et, par-là, moins coûteuses. Les associations de consommateurs et les médias grand public ont alors exercé une pression très forte pour obtenir la diffusion grand public des résultats des évaluations de la qualité des soins effectuées par les organismes financeurs. Ainsi, par exemple, en 1994, la presse, arguant du second amendement de la Constitution américaine qui rend obligatoire la publication dinformations portant sur le fonctionnement des organisations , a contraint lÉtat de New York à rendre publique une étude confidentielle sur la mortalité par hôpital et par chirurgien. Le newsmagazine US News And World Report réalise chaque année depuis douze ans, un Top 100 des hôpitaux, classés en fonction de leur « performance ». Cest dailleurs cette publication qui va servir de référence aux journalistes de Sciences et avenir lorsquils vont décider de classer les établissements hospitaliers français. Ces offensives ont contraint en retour les structures daccréditation, semi-publiques ou privées, (notamment la fameuse Joint Commission Accréditation Of Health Care, organisme public daccréditation des hôpitaux), les assureurs publics et les décideurs politiques à tenter de contrôler ce type dinformations « grand public ». Cependant ces velléités nont pas empêché la multiplication des évaluations comparatives de la « performance » des opérateurs de soins, en particulier surtout depuis léchec, en 1994, du plan Clinton dassurance maladie universelle. La mesure et la publication de la « performance » des professionnels, des hôpitaux ou des plans de soins, est une pierre angulaire de la politique suivie par les pouvoirs publics et les assureurs. Une même dynamique est observable en Angleterre. Depuis le milieu des années 80, les pouvoirs publics cherchent à mettre au point des index defficience ou de performance des activités des professionnels et services du NHS quil nest pas possible de détailler ici - dans le cadre dune politique globale de mise en concurrence des hôpitaux par les médecins généralistes et les autorités sanitaires. Cette dynamique sest radicalisée sous les gouvernements Blair, qui, sous bien des rapports mais avec quelques inflexions dans le discours, ont poursuivi dans la voie du managérialisme tracée sous lère de Margaret Thatcher : ces derniers ont placé au cur de la politique de « modernisation » du NHS, le slogan de « gouvernance clinique » qui exige des professionnels une transparence totale sur le coût, lefficacité et la qualité de leurs soins via la multiplication des audits, des évaluations, lintensification de la production et de la diffusion dinformations médicalisées. Les tabloïds font leurs choux gras des taux de mortalité « anormaux » constatés dans certains services hospitaliers, soupçonnant, très rapidement et sans grande précaution, dincompétence les professionnels qui y exercent. On entre alors dans un cercle vicieux : les informations, traitées sur un mode sensationnaliste et/ou scandaleux par la presse, populaire mais pas seulement, contribuent à alimenter la méfiance des usagers (et, parfois, des hommes politiques), ce qui justifie en retour le redoublement des efforts pour dissiper l« opacité » du monde médical jusquà instaurer une véritable « terreur de la transparence » chez les professionnels. La quantification se nourrit de la méfiance et du conflit, quelle contribue à attiser, ainsi que la excellemment montré lhistorien de la statistique, Théodore Porter.
Il ny a de journalisme que du caché la statistique et le scandale. Ainsi, il serait réducteur, sinon erroné, de voir dans la multiplication des palmarès une « lubie » de journalistes cherchant à vendre du papier avec des pseudo-scoops. En fait, cette inflation sexplique par des séries causales en partie indépendantes. Les palmarès hospitaliers, par exemple, nauraient été ni concevables, ni possibles si leurs artisans journalistes navaient pas été médecins (généralistes) reconvertis dans le journalisme (ils connaissent lenvers du décor médical), si, comme journalistes dans la presse professionnelle médicale, ils navaient pas été habitués à rencontrer des « sources » enclins à fustiger les défaillances du corps médical, sil nexistait pas de bases de données médicalisées (sous forme dévaluation in situ ou de données chiffrées comme celles du PMSI) mises en place par les payeurs publics pour contrôler le coût des soins dispensés dans les hôpitaux français. Plus fondamentalement, la multiplication des palmarès prend sens lorsquon la conçoit comme le résultat de la convergence de deux phénomènes. Dune part, on constate la méfiance croissante, chez les politiques, les hauts fonctionnaires et certains usagers, à légard des mondes professionnels protégés (magistrats, enseignants, fonctionnaires en général, médecins, etc.). La « transparence » est dabord un discours dÉtat avant dêtre un leitmotiv de journalistes. Cela explique dailleurs certaines convergences des prises de position des journalistes et des principaux responsables de la santé en France, sans quil soit nécessaire de postuler une quelconque connivence entre eux. Nous ne résistons pas à citer Bernard Kouchner qui, ministre de la santé, déclarait, devant une assemblée dexperts réunis par lOCDE pour réfléchir à la mesure de la performance des systèmes de santé : « La France nest pas un mauvais système de santé, mais elle a certainement un système dévaluation insuffisant parce que ce nest pas la tradition de le faire. Cette tradition, fondée sur un pouvoir médical opaque et une absence de concurrence médicale, faisait croire qualler dans un hôpital particulier pour une opération particulière était la même chose sur lensemble du territoire. Ce nest pas vrai. [ ] Il faut, bien entendu, essayer de rendre les indicateurs de performance les plus visibles et transparents possibles. Pour le moment, en France, nous assistons à la publication des comparaisons entre hôpitaux plutôt dans la presse que par les autorités officielles. Ce qui nouveau et encourageant, cependant, cest que les classifications journalistiques des performances se font à partir des chiffres fournis par les ministères. Ceci révèle un progrès certain dans la collecte des données ». Nos journalistes de Sciences et Avenir, du Figaro Magazine puis du Point nauraient pas dit mieux ! Quel bel hommage à leur travail ! Et lon pourrait multiplier à linfini les exemples de telles déclarations de la part des hauts responsables de la santé en France (que le lecteur se réfère aux ouvrages de lancien directeur de la CNAMts, Gilles Johanet). Autrement dit, il ne faut pas se laisser piéger par la représentation pugilistique que les journalistes classeurs et les gestionnaires du système de santé français donnent de leurs relations. Tous ces acteurs sont des associés rivaux et, sous bien des aspects, les journalistes poussent à la limite, radicalisent, en fonction de leurs contraintes (faire vendre), le discours de la transparence porté par certains agents de lÉtat. Que cette formulation journalistique particulière de la « crise de la médecine » naille pas sans raccourci, ni exagération, ne doit pas occulter la contribution indirecte (ou involontaire) de lÉtat et de lassurance maladie à la diffusion dans le corps social de tels discours. La deuxième dynamique quil convient de prendre en compte pour expliquer le phénomène palmarès concerne les transformations du journalisme. Sous leffet de contraintes commerciales accrues et de lintensification de la concurrence entre organes de presse, de la relative dépolitisation de linformation depuis les années 80, qui contribue à revaloriser les sujets « pratiques » comme la santé ou léducation, de la distance sociale et professionnelle croissante entre les journalistes et lunivers quils couvrent, on a vu se diffuser de nouvelles façons, plus « agressives » (au moins en apparence) de pratiquer le journalisme, comme le journalisme dinvestigation, ainsi quen atteste la multitude de « scandales » et d « affaires » qui, chaque année, est publiée dans les colonnes des quotidiens et des principaux newsmagazines. Désormais, être un bon journaliste, ce nest pas seulement être capable de dénicher des scoops, cest aussi et surtout faire uvre de dévoilement des « coulisses », de ce que les acteurs sont soupçonnés de vouloir dissimuler aux yeux du grand public. A ce jeu, les « corporations » historiques, avec leur tradition de fermeture et de secret, sont des cibles journalistiques bien tentantes, dautant plus quelles touchent aux préoccupations les plus saillantes des français. Si, parfois limpératif de « transparence » conduit les journalistes à entrer dans des relations conflictuelles avec les titulaires du pouvoir politique, qui ne saurait échapper à ce nouvel impératif catégorique, force est de constater que ceux-là font alliance « objective » avec ceux-ci lorsquil sagit de remettre en cause la position des professions établies.
Conclusion : vers un populisme de marché ? Lextraordinaire succès commercial (le numéro de Sciences et avenir de 1998 a généré une hausse des ventes de 750% par rapport au tirage habituel !) et son invocation constante par les producteurs des palmarès pour justifier leur entreprise, les multiples reprises par les autres organes de presse (ainsi Le Monde fera en 1997 sa Une avec la liste noire des hôpitaux), les réactions violentes de nombreux médecins ont contribué à dramatiser les termes des débats autour des palmarès. Les attentes et les exigences du « public » ont été au centre des luttes entre porte-parole élus ou auto-proclamés, journalistes, médecins, politiques, experts, associations de malades cherchant à imposer leur représentation des attentes et des pratiques réelles ou/et souhaitables du « public ». Ce travail proprement politique a été dautant plus aisé quil nexistait pas à lépoque détudes sur les attentes et les usages « profanes » en matière dinformation médicale. Aussi, ces controverses ont été propices aux rhétoriques prophétiques ou de la déploration quant à lavènement dune société de communication et de consommation en santé de même quà une adhésion sans réserve, et plus ou moins intéressée, au « pouvoir des médias ». Comme toujours, lanalyse empirique « à froid » des appropriations et des effets pratiques des palmarès tempère singulièrement les arguments échangés publiquement au moment de leur publication. Des études commanditées après coup par les pouvoirs publics ont mis en évidence, à linstar de leurs équivalents étrangers, le faible impact de ce type de publication sur les choix, les comportements et les pratiques de recours aux soins des profanes : la sollicitation et la circulation de linformation en santé obéissent fondamentalement aux mêmes lois que les processus de communication politique par exemple. Lanalyse du courrier des lecteurs (le public mobilisé) montre aussi la grande diversité des pactes de lectures susceptibles dêtre passés avec des publications foncièrement hybrides, relevant tout à la fois de linformation consumériste et de service, du scandale et de linvestigation. Le consumérisme en santé reste encore largement une chimère. En fait, les palmarès des hôpitaux ont eu surtout un impact dans le monde hospitalier lui-même, chez les praticiens bien sûr, mais aussi chez les directeurs détablissement, les responsables de la politique de santé, les experts. Ils ont provoqué dans ce « petit » milieu, une levée de boucliers (de la part des médecins, craignant pour leur réputation et leur clientèle, surtout, mais aussi des élus maires, présidents de conseil dadministration de lhôpital de la commune) ou, à linverse, un enthousiasme, non moins grand (chez les experts, quelques médecins innovateurs, les associations de malades et dusagers du système de santé). Cependant, avec la banalisation de ce type de publication, le débat retombe et les derniers palmarès sont désormais accueillis dans une relative indifférence, très éloignée du psychodrame de 1997. Peut-être que lessentiel nest donc pas dans les effets, très nettement surestimés, des palmarès. Peut-être que leur importance réside dabord dans leur capacité à capter et symboliser l« air du temps », celui de lessor du « populisme de marché », avec la bénédiction de lEtat. Le mouvement populiste, particulièrement puissant à la fin du XIXème siècle, désigne à lorigine la révolte, aux Etats-Unis comme en Europe, des paysans et des petits commerçants des villes contre les intérêts des grandes entreprises monopolistiques comme les chemins de fer, les grands propriétaires terriens. Plus généralement, le populisme désigne la mobilisation des « petites gens » contre ceux qui monopolisent les pouvoirs économiques et politiques : les grandes entreprises, lEtat, les professions prestigieuses. Ce populisme a connu un renouveau, en même temps quil se transformait et se diversifiait au cours des vingt dernières années. Le « populisme de marché » présente le marché comme le meilleur défenseur des intérêts des « petits gens» contre ceux des « gros » : le marché est censé leur redonner le pouvoir, jusqualors confisqué par les élites politiques, économiques, professionnelles, leur offrir toujours plus de choix et de potentialités. Derrière cette rhétorique enjôleuse, est à luvre une transformation radicale de notre façon de concevoir les services publics : comme des marchandises qui séchangent sur un marché. Et dans ce cadre marchand, il nest pas certain que les plus démunis tirent leur épingle du jeu, ainsi que le montre, par exemple, la ségrégation sociale et géographique croissante des établissements scolaires générée par la politique ministérielle dassouplissement de la « carte scolaire » et de valorisation du libre-choix des parents (« informés » par un palmarès, cette fois directement réalisé par le ministère)
Frédéric Pierru
NB: Ce texte a été publié en version light dans la Lettre blanche n° 34 (dossier Palmarès) |