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LE 2ème TOUR: c'était le bon temps...

Mars 2003- numéro 32[Table des matières]

 


J.-R. B. : Cher téléspectateur, bonsoir. Merci Cognac-Jay de me passer la parole. Nos deux candidats ont accepté dans cette élection qui est extrêmement importante pour le peuple français, de venir à l’ORTF pour un débat à armes égales que, avec mon collègue, nous avons le grand honneur d'arbitrer. Donc à notre droite, Jan Robert Suesser, qui représente le Pommier Bleu, le nouveau parti que vous connaissez bien et qui vient de se créer, et Daniel Cote-Colisson, qui représente la Maison Rose (rires) qui est aussi de création récente. Merci d'avoir accepté ce débat. Je vous propose que nous commencions notre débat par les questions de l'emploi qui préoccupent particulièrement les Français. Mon collègue va se charger de surveiller les temps de parole très soigneusement puisque, vous le savez, vous disposez du même temps de parole, et que les coups sont interdits. Nos interlocuteurs n'ont pas d'armes, ils sont donc à armes égales. Monsieur Cote-Colisson, vous avez d'abord trois minutes pour convaincre, puis nous donnons la parole à Monsieur Jan Robert Suesser. Nous vous écoutons.

Les candidats : Finalement nous allons le faire en couleur, et on va se partager le temps...

J.-R. B. : En couleurs ! donc chers téléspectateurs vous commutez votre poste sur «couleur».

 

« LE GRAND DÉBAT »

DCC: Réduire le chômage, voilà une vraie question.

JRS: Augmenter l’emploi, voilà la vraie question.

(DCC et JRS, en chœur): Peut-on en débattre ?

JRS: On doit rester simple.

DCC: Je suis bien d’accord, on ne va pas commencer à embrouiller tout le monde avec trop de chiffres.

JRS: Alors, on a des mots...

DCC: ...et quelques chiffres.

(JRS et DCC se renvoient des mots):

« baisser le temps de travail »
• « flexibilité »
« formation tout au long de la vie »
• « assouplir »
« aide à la création »
• « jours RTT »
« baisse des charges »
• « repousser la retraite »
« emploi jeunes »
• « PARE »
« discrimination »
• « femmes »
« aide aux emplois familiaux »
• « temps choisi »
« TVA restauration »
• « aide pérenne »
« prime pour l’emploi »
• « travail au black »
« et Decker »
• Et les chiffres ?
(JRS et DCC se renvoient des chiffres)
2 200 000
• corrigé des variations saisonnières ?
900 000
• en 5 ans
469 000, à jeun
• ou en voyant double !
1 600, à l’année
• 217 au forfait
130
• 180
37,5
• 40 années de labeur
5,5
• sur le cannabis ?
1,4 SMIC
• 1,8 SMIC

JRS: Ça, c’est de la musique.

DCC: De la vraie musique.

JRS: L’électeur est-il éclairé ?

DCC: Et l’électrice citée ?

JRS: Je vais la mettre au courant. Nous allons créer 900 000 emplois en 5 ans.
en aparté : « s’il me demande comment, je lui réponds qu’on l’a fait au cours des 5 dernières années, ça le cloue !»

DCC: en aparté : « si je lui demande comment, je vais l’aider à passer son message ; je préfère tirer mon Scud !»
À quel prix, subventions plein pot, des emplois non pérennes, trop cher, trop cher, trop cher... Nous, nous avons démontré que nos baisses de charges, c’est efficace, 469 000 emplois, je dis 469 000, entendez-bien, 469 000.

JRS: en aparté : « je devrais lui dire : comment baisser des charges déjà réduites à zéro, mais laissons-le avancer à découvert...»

DCC: en aparté : « s’il conteste, je lui réponds : " vos 35 heures imposées, vous y avez bien mis des baisses de charges ?", c’est de l’eau pour mon moulin...»

JRS: Ridicule, un chiffre gonflé à l’EPO, en fait, 200 000 au compteur, et surtout un sacré cadeau au grand patronat et rien pour les salariés.

DCC: en aparté : « je devrais lui rappeler que je vais baisser les impôts d’un tiers, mais il va répondre que ça ne profite qu’aux nantis et que, lui, il a créé la prime pour l’emploi...»

JRS: en aparté : « je ne vais pas insister, pour qu’il ne me renvoie pas la modération salariale avec les 35 heures...»
Les deux en même temps

DCC: Je maintiens que la baisse des charges, c’est la dynamique

JRS: Je redis mes 900 000, poursuivant la dynamique

DCC: en aparté : « si j’osais, je lui dirais : "et tu t’engages sur combien ferme ?", mais il va me le retourner.»

JRS: en aparté : « je ne peux pas lui demander ses engagements fermes alors que je ne vais pas m’engager moi-même!»

JRS: Et la santé ?

DCC: Ça va.

JRS: Des mots, quelques chiffres.

JRS et DCC se renvoient des mots et des chiffres:

« hôpitaux »
• « infirmières »
« 20 euros »
• « drogues »
« dures »
• « douces »
« palmarès »
• « vieillissement »
« génériques »
• de fin .

JRS: Et la retraite ?

DCC: C’est vous qui allez la prendre !

JRS: Des mots, quelques chiffres...

JRS et DCC se renvoient des mots et des chiffres:

« 37 _ »
• « 40 »
« répartition »
• « capitalisation »
« retraite à la carte »
• « cessation progressive »
« allongement de l’espérance de vie »
• « équité inter-générations »
« fonds de pension »
• « à la française »

JRS: en aparté : « je ne peux pas expliquer que je n’ai rien fait, en raison des coups à prendre.»

DCC: en aparté : « pas la peine d’en parler, il sera toujours temps de prendre les coups quand je serai élu »

JRS: Des problèmes, il y en a.

DCC: Des solutions, il en faut.

JRS: Des chiffres, on en dispose, on peut faire des choix.

DCC: Mais qu’est-ce qu’on gagne à débattre et à s’engager ?

JRS et DCC observent (avec attention) un moment de silence.

JRS: Délinquance ?

DCC: Insécurité ?

De nouveau, JRS et DCC se renvoient des mots et des chiffres:

« sauvageons »
• « quartiers »
« voitures brûlées »
• « boîtes aux lettres »
« bruits »
• « odeurs »
« grave »
• « tournantes »
« origine »
• « ordonner »
« Police »
• « 22 !»

JRS: Psychose d’abord !

DCC: Psy cause toujours !

(applaudissements)

J.-R. B. : Nous avons dépassé le temps qui nous était imparti, je sens que Guy Lux s'impatiente... Merci à tous les deux pour ce débat qui ne manquera pas d’intéresser beaucoup les Français, à vous Cognac-Jay.

(de retour à l’estrade)

J.-R. B. : Y a t-il eu un âge d’or du chiffre en politique ? Y a-t-il eu, y a-t-il aujourd’hui une bonne manière de traiter le chiffre en politique ?

Y a-t-il un prof de maths dans la salle ?

Madame, qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on a le droit de faire ?

Karin van Effenterre : Je ne sais pas ce qu’on a le droit de faire, mais c’est vrai que je suis prof de maths, et que j’ai eu envie de vous parler d’un thème dont on a entendu parler pas mal avant les élections, celui de l’évolution des abstentions.

Pour vous parler de ce thème-là, j’aimerais bien me mettre à la place d’un élève de terminale STT par exemple, (c’est-à-dire Sciences Techniques Tertiaires), ou alors en Bac Pro commercial. En effet, on en est à peu près arrivé actuellement à « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac », et il me semble que ce n’est pas mal de se mettre dans l’état d’esprit de quelqu’un qui a ce qu’on peut appeler actuellement le bagage commun pour réfléchir sur les chiffres.

Alors voilà. Je prends ce que j’ai lu dans les grands titres des journaux, avant le 21 avril. Je vous en cite quelques-uns:

« l’abstention, progression rampante, mais certaine depuis 30 ans »
« vers une abstention record, le 21 Avril ? »
« compte tenu d’une abstention sans doute massive… »
et carrément un gros titre « n’ira pas voter : l’abstention pourrait être record ».

À partir de là, je me dis que je vais regarder les chiffres, pour essayer de comprendre si ces chiffres disent quelque chose, prouvent quelque chose, et je regarde ceux qui sont cités par les journaux en question.

Par exemple : AFP mardi 26 février 2002 « il reste que le niveau des abstentions est préoccupant : à la présidentielle de 1995, plus de 8 millions n’ont pas pris le chemin des urnes, et aux municipales de 2001, 15 millions d’électeurs ont agi de même. »

Je prends Libération du 20 avril, juste avant les élections, et je lis : « depuis 25 ans, le nombre d’abstentionnistes ne cesse de croître : le taux d’abstention était de 17 % au premier tour de la présidentielle de 1974, de 20,6 % en 1995 ». Il y a plus bas un petit tableau sur les abstentions, et là, les chiffres ne sont pas les mêmes ; pourtant c’est sur la même page ! là on a 15,8 % au lieu de 17 %, et on a 21,6 % au lieu de 20,6 %…

Alors, pour en avoir le cœur net, j’essaye d’obtenir les chiffres de toutes les abstentions dans tous les scrutins depuis 30 ans et j’ai pour cela pas mal de difficultés : je regarde sur Internet, dans tous les sites que je peux avoir, l’Assemblée nationale, France politique, ou encore « la France aux urnes, 50 ans d’histoire électorale » de Pierre Bréchon (La Documentation française). Je m’aperçois que les chiffres ne sont pas tout à fait les mêmes, y compris dans ces sources-là : il y a vraiment des variations d’une source à l’autre.

Déjà, vous avez remarqué que la plupart du temps, dans les journaux, si on veut donner le sentiment qu’un nombre est juste, on le donne avec deux chiffres après la virgule ; si on le donne avec seulement un chiffre après la virgule, à ce moment-là, on ne dit rien, mais si c’est un nombre entier, on écrit « environ » ou « près de » avant ce nombre, car un chiffre rond est forcément arrondi, n’est-ce pas ?

Je décide de faire un graphique de toutes ces abstentions avec les chiffres que je peux avoir, et de faire des points assez gros pour qu’on ne voit pas trop qu’il y a des petites marges d’erreur ! Voilà ce que j’obtiens, avec tous les scrutins depuis 30 ans, ce sont les abstentions en pourcentages des inscrits :

(graph manquant)

Sur l’axe des abscisses, j’ai les années, sur l’axe des ordonnées, je n’ai que des pourcentages. Je réfléchis pour savoir si mon prof de maths serait d’accord : est-ce qu’on peut comparer ces pourcentages entre eux, est-ce que c’est ça qu’il faut faire ? Sur les abstentions, ça paraît assez raisonnable d’essayer de voir une évolution sur les pourcentages par rapport au nombre des inscrits.

En fait, j’ai choisi de vous présenter le thème des abstentions, parce qu’il est simple. J’avais pensé présenter l’évolution du vote Le Pen ou du vote d’extrême-droite, mais là, entre les inscrits, les votants, les regroupements de voix, de candidats, cela devient plus compliqué, rien que sur ce plan technique…

Alors, voilà, on observe un nuage de points, qui a l’air de « monter », mais on m’a appris que si le nuage était trop arrondi, on ne pouvait pas en dire grand-chose. Je me pose des questions, je me demande pourquoi ils disent « depuis 30 ans », « depuis 25 ans » ; et je me demande si cela veut dire quelque chose. Est-ce que cette période veut dire quelque chose ? Et je tombe sur des chiffres peut-être magiques : les 10 dernières élections, 30 ans, 25 ans… Peut-être faudrait-il plutôt remonter au début de la Vème république, pour que la date ait une réelle signification. Et voilà ce que ça donne:

(graph manquant)

Est-ce que le nuage est un peu meilleur ? Est-ce que c’est beaucoup plus net que ça monte ? C’est vrai qu’en regardant ce graphique, on a un peu envie d’aller voir à quoi correspondent les points les plus élevés, vous pouvez deviner à quels scrutins ils correspondent. En tout cas, je n’y vois pas de tendance bien nette.

Je vous fais remarquer que, alors que la plupart des graphiques dans les journaux sont des graphiques en bâtons, marquant à égale distance les années 1958, 65, 68, 69, etc. là, j’ai bien respecté l’échelle du temps pour les années…

J.-R. B : 50 veut dire 1950, et 100 veut dire 2000 ?

K. V. E. : Oui, et en voyant ce que ça donne, je ne suis pas très convaincue par cette évolution.

Mais je me dis que j’ai trop mélangé les chiffres de tous les scrutins. Il faut que je fasse quelque chose de plus homogène, que je ne compare que ce qui est vraiment comparable : je ne prends plus que les chiffres qui concernent l’abstention aux premiers tours des élections présidentielles, puisque je me place avant le 21 avril.

Et à ce moment-là, on a ce graphique [voir page suivante]. J’ai fait attention à garder la même échelle que précédemment. On m’a bien expliqué au lycée qu’on ne peut comparer deux graphiques que s’ils sont faits avec les mêmes unités (ce n’est pas toujours le cas dans les journaux, vous pourrez le constater).

(graph manquant)

J’ai complété aussi par le graphique des deuxièmes tours des élections présidentielles, que voilà. Alors là, on a parlé de point aberrant pour les élections de 1969, avec un second tour qui opposait Pompidou et Poher : un point aberrant dans une série de 6 points, ce n’est quand même pas très sérieux, non ? d’autant que l’abstention était déjà très importante au premier tour cette année-là.

(graph manquant)

Alors ce nuage de quelques points, il monte ou il ne monte pas ? La réponse n’est évidemment pas si immédiate que ça ! Mais je suis quand même tentée de faire quelque chose qu’on n’a jamais le droit de faire en maths, sauf le jour du bac, parce que dans les problèmes de bac, on vous donne des séries comme ça, j’ai regardé, il y a toujours 8 points dans les séries du bac, et on demande bien de tracer des droites de régression et de faire des prévisions. Bon, je n’ai pas résisté au plaisir de tracer deux droites de régression. Je ne vous donne pas les coefficients de corrélation, parce que quand même, il ne faut pas exagérer, mais voilà ce que ça donne (rires):

(graph manquant)

Et si on prolonge pour faire des prévisions pour les élections présidentielles de 2002, on arrive à peu près à 21 % au premier tour, et à peu près à 16 % d’abstentions, au 2ème tour.

Vous pouvez comparer avec les chiffres connus de ce qui s’est vraiment passé, et à ce moment-là, vous êtes plongés dans un abîme de perplexité : si vous êtes l’élève en question, vous vous demandez si vraiment les chiffres, là, ont prouvé quelque chose, et s’ils pouvaient le faire. Vous vous posez la question de savoir à quoi ont servi les chiffres dans cette affaire : ça veut dire qu’il y avait des analyses des uns ou des autres, qui étaient fondées, ou pas fondées, qui reposaient sur une connaissance du monde politique, une connaissance de l’électorat etc. En fonction de ces analyses, on disait que l’abstention serait forte, et l’abstention a été forte.

Bon d’accord ; mais, aller chercher une série de nombres, l’utiliser en disant « prouvé par les chiffres », l’abstention a été prouvée par les chiffres, c’est un peu faire dire aux chiffres ce qu’ils ne peuvent pas dire. Voilà.

J.-R. B. : Libres débats sur ces abîmes de perplexité… Encore une fois, que nos invités du premier rang s'expriment peut-être en premier, librement, sur ce qu'on a le droit de faire et ce qu'on n'a pas le droit de faire avec les chiffres ce qu'on a droit de leur faire dire ou de ne pas leur faire dire.

Jean Goffredo : Ce que j'aimerais savoir puisque vous êtes là, c'est si le dernier chiffre significatif donne toujours théoriquement la précision de la mesure. C'est-à-dire que, lorsqu'on a un chiffre après la virgule, la mesure est supposée être juste au dixième près.

J.-R. B. : À qui posez-vous la question ? Parce que la réponse peut-être différente suivant que vous la posez à un prof de maths ou à quelqu'un d'autre.

J. G. : Aux profs de maths. Ou à un prof de physique s'il y en a un.

J.-R. B. : Je trouve que c'est une bonne question que l'on peut poser à un prof de maths, à un statisticien, à un journaliste ou à qui vous voulez et comparer les réponses…

J. G. : Exactement, car moi, ça fait très longtemps, lorsque je donnais un résultat avec plusieurs chiffres après la virgule et que la méthode utilisée ne permettait qu'une précision à l'unité, j'avais droit à 0, voilà. 0 sans virgule, zéro pointé. Parce qu’on me disait que les instruments de mesure ne permettaient pas de donner une précision pareille.

J.-R. B. : Dans des exercices de science exacte j'imagine...

J. G. : Oui. De science dure. Oui, de physique tout simplement. Il y avait toute une part qui était le calcul d’erreur je crois, et lorsqu'on donnait un résultat avec une précision supérieure à la marge d’erreur, on avait zéro et lorsqu'on mettait par exemple le résultat à une unité près, il fallait dire « plus ou moins cinq » si ce n'était pas la précision à l'unité. Alors les sondeurs lorsqu'ils donnent des sondages avec des chiffres après la virgule, je me demande s’ils utilisent les mêmes règles.

J.-R. B. : Est-ce que quelqu'un à des réponses à cette question ? Ou d'autres interventions ?

K. V. E. : On ne parle pas des sondages dans cette partie-là de la soirée, mais disons juste qu’il ne faut pas comparer des résultats de sondage avec des résultats de vote.

J.-R. B. : On y viendra sans doute tout à l'heure.

F. Vansteenkiste : J'ai éventuellement plusieurs casquettes, mais je peux répondre sur l'usage de la précision dans le cadre d'une activité politique. L'usage de la précision est souvent fait pour essayer d'impressionner l'auditoire et éventuellement les adversaires politiques en les assommant avec une certitude absolue. Pas plus tard que la nuit dernière, lors d'un conseil municipal une de mes contradictrices m'a dit : « mais vous voyez bien que le ministère de la Culture nous fait confiance puisqu'il nous accorde une subvention de 16 millions 843 francs » et à un moment son voisin lui a tapé sur le bras : « pas francs, euros...» (rires)

J.-R. B. : C'est l'effet « 469 000 » qu'on a vu tout à l'heure...

L.-M. Horeau : Je crois que ça a peu de rapport avec les chiffres ou les nombres, mais c'est un argument d’autorité : un nombre tout seul, on se dit qu'il y a un peu de mou dans la timonerie, un chiffre après la virgule c'est sérieux, deux chiffres, il n'y a rien à répondre... Alors trois !...

J.-R. B. : Peut-être que les arguments d'autorité marchent moins bien aujourd'hui que ça n'a marché dans le passé ?

B. Aubusson : Je voudrais revenir un peu en arrière sur le débat sur ce que pourrait être un autre usage des chiffres. Mais c'est aussi très lié à la question de la précision, des ordres de grandeur, à la façon dont on réagit à un chiffre. On avait fait un exercice à Pénombre juste avant le premier tour, à un moment où les choses pouvaient encore être amusantes, et on s'était dit : « bon, chacun recueille le chiffre qui lui a le plus plu avant le premier tour de l'élection pour le mettre sur le site Internet et pour en discuter après ». Après on n'a pas eu trop le cœur pour en discuter… Moi, j'avais choisi le chiffre 10 000, parce que François Bayrou avait mis dans son programme qu'il voulait créer 10 000 places dans les centres éducatifs renforcés pour les jeunes. Alors 10 000, ce n’était pas 10 001, 10 005 ou 10 172, mais il appelait clairement un ordre de grandeur. Ce qui m'a frappé, c'est que personne n'a relevé ce que signifiait cet ordre de grandeur : pas même les gens qui écrivaient dans la presse des articles sur la délinquance juvénile, et sur ce qu'il fallait comme solution pour y répondre. Ces fameux centres d'éducation renforcée qui existent maintenant depuis sept ou huit ans ou même plus peinent à démarrer, et actuellement il y a à peu près une centaine de places là-dedans. Donc effectivement dire 10 000, c'est tout de suite dire beaucoup plus. Alors est-ce raisonnable ? Il y a un juge pour enfants qui est président du tribunal pour enfants de Bobigny, qui passe pour quelqu'un de sérieux en la matière, et qui avance un ordre de grandeur qui serait de l'ordre de 1 000. Donc il y a 100 actuellement, 1 000 qui paraît raisonnable à certains, et 10 000 qui est proposé par un politique. Et il n'y a rien derrière cette proposition, François Bayrou peut dire 10 000 sans que personne ne le relève, et dise : « M. Bayrou est quand même un grand farceur ». Et puis, dans le même temps, il y a le candidat des Verts qui dit « moi je vais créer 10 000 postes d'éducateurs pour les jeunes ». C'est intéressant ça. On pourrait alors faire le même raisonnement. Là j'étais sur le versant ordre de grandeur. Sur le versant...

J.-R. B. : C'est un petit peu « unijambiste droite cherche unijambiste gauche pour achat d'une paire de chaussures...», ton histoire.

B. A. : C'est justement ça qui était très intéressant : François Bayrou dit « je vais créer des places », mais il ne dit pas combien il faut de personnel pour faire tourner les places. On ne crée pas 10 000 places d’accueil sans créer des postes de fonctionnaires alors qu'en même temps on ne veut plus créer de postes de fonction-naires... Et le candidat vert se donne un bon vernis humaniste en disant qu'il va résoudre le problème en créant 10 000 postes d'éducateurs. Les éducateurs vont faire quoi ? Où va-t-on mettre les jeunes dont ils vont s'occuper ? Il va bien falloir créer des places. C'est une question que je lance un peu aux journalistes : pourquoi dans un cas comme ça ne titillent-ils pas ? Parce que en mettant en parallèle les programmes pour dire « machin dit 10 000 postes d'éducateurs » et « machin dit 10 000 places dans les centres éducatifs renforcés », il n'y a que des gens comme moi qui peuvent réagir à ça. Mais il faudrait que le débat public aille un peu plus loin et qu’on mette en contradiction ces deux propositions.

J.-R. B. : Ce 10 000, ça me fait penser aux civilisations primitives ou pour compter, il y a un, deux et... beaucoup ! Au fond, c'est beaucoup, c'est tout. C'est le contraire du phénomène « deux chiffres après la virgule ».

A. Dittgen : Dans le domaine de la précision, Monsieur le Président, un truc moins sérieux. Dans la dernière version de mon journal municipal, on parle de la fréquentation des deux gares RER qui se trouvent dans la commune. Il y est écrit que dans la première transitent 50 000 voyageurs par jour et dans la deuxième 32 323. (rires)

J.-R. B. : On imagine le type à la porte de la gare qui les compte... 27 321 … 27 322...

J. R. Suesser : Sur l'usage des chiffres dans la vie politique et dans la capacité qu'ils ont ou pas à faire progresser les débats, ou à être des sujets qui sont liés à des débats à des propositions etc., il est effectivement assez probable que si, y a quelques années, on avait fait un débat en noir et blanc, les candidats s'engageaient davantage sur des propositions. Et puis c'est vrai qu'à force de se faire démolir aux élections suivantes sur le fait qu'ils n'avaient pas respecté leurs propositions, les règles du jeu ont un petit peu changé.

Mais en même temps, il y a d'autres pays de l'Union Européenne, je pense aux Pays-Bas, où il est de tradition que les candidats doivent déposer leurs propositions auprès d'un organisme public, une espèce de Commissariat au plan, ou de magistrats de la Cour des comptes ou quelque chose comme ça, qui mouline les propositions des candidats dans des modèles qui sont censés représenter l'économie des Pays-Bas, et qui rend public ce qu'il voit, et ça a l'air d'alimenter en partie aussi les débats politiques, et ça, c'est toujours le cas aujourd'hui. C'est quand même assez intéressant de voir que dans des pays démocratiques, les chiffres et les contextes dans lesquels ils vont être maniés et utilisés peuvent varier dans le temps, et peuvent au même moment être fort différents dans deux pays relativement comparables...

Manuel Galan : On peut critiquer les chiffres, bien entendu, et nous savons tous que tout chiffre est une convention axiomatique. Je n'ai pas entendu ça. Car A plus A, on ne sait pas combien ça fait, ça fait beaucoup : -beau-coup c'est une notion très forte. Aussi on sait très bien que les juristes par exemple, comme les avocats, quand il faut qu'ils gèrent un conflit familial, dans un couple, ils savent très bien que la notion de préjudice, de douleur, de peine, d'humiliation est vraiment difficile à quantifier, pour ne pas dire impossible. Et une des stratégies du conflit, c'est de passer du passionnel au chiffre. Car le chiffre malgré tous les défauts que nous pouvons lui donner, a quand même la vertu d’arrêter, de dépassionner affectivement, de passer d'un conflit fou à quelque chose qui devient... comptable. Et ça c'est quand même intéressant. Néanmoins nous savons que le chiffre, quand on demande à quelqu'un : « combien ?»... par exemple à un fanfaron qui dit : « je suis capable de ceci, de cela... » Une dame a dit une fois à une sorte de Don Juan qui lui disait « je suis capable de...» : « combien ?» Tout de suite, ce Don Juan potentiel était en difficulté... et il a répondu : « beau-coup » !

Un participant : Une raison possible pour laquelle moins de chiffres sont avancés réside dans la peur qu'a le candidat de se voir contredit par le futur. Mais j'ai un peu peur, en fait, qu'il ne craigne pas du tout d'être contredit par le futur... C'est un risque qu'ils prennent, et les campagnes ressemblent plutôt à des fuites en avant qu'à des accumulations prudentes de crédibilité. Ce que je pense, c'est qu'un critère explicatif plus pertinent serait le déplacement du débat lui-même : je veux dire que la campagne autrefois consistait à exposer un programme, et le programme, il était exact quand il était chiffré : « oui Monsieur, mon programme est exact parce que je l'ai chiffré ». Aujourd'hui on essaye d'expliquer que le candidat est vieux et usé et ça, ça se chiffre difficilement... Est-il 45 % usé, 70 % usé ? C'est difficile à prouver et cela a peut-être un peu moins de sens. Je pense que le sommet du chiffre c'était la fameuse question qui consistait à demander à un candidat s'il connaissait le prix du ticket de métro. C'est un sommet qu'on ne reverra probablement plus jamais parce que maintenant ils l’apprennent.

J.-R. B. : Leur communiquant leur apprennent, je suppose... Effectivement ça rejoint un peu ce que disait M. Ernenwein : si on n'a pas trouvé beaucoup de chiffres, c'est sans doute qu'on n'a pas trouvé beaucoup de programmes, et c'est peut-être ça le fond du problème des chiffres dans les programmes... On procède moins par programme ou le programme n'est plus un enjeu dans les élections d'aujourd'hui ?

F. Vansteenkiste : Désolée, je prends souvent la parole, je pense que l’usage des chiffres est limité dans le cadre d'une campagne électorale par la compréhension que peuvent en avoir les gens. Je m'explique : il y a un certain nombre de chiffres qui ne veulent rien dire pour beaucoup de gens. On nous dit : 1 milliard, 10 milliards 100 milliards, c'est quoi le budget de la France là-dedans ? On fait un milliard d'économies... c'est beaucoup ? c'est pas beaucoup ? Ça nous dépasse totalement. Et à partir du moment où les chiffres, je parle des chiffres financiers qui engagent une collectivité, dépassent la compréhension, l’appréhension de la majeure partie d'entre nous, y compris les hommes et les femmes politiques, alors soit on abandonne cet usage des chiffres en se disant que ça ne dira plus rien à personne, parce que je dis un milliard, je dis cent milliards, on ne sait plus ou on en est, et des fois je me trompe, ou alors on essaye de les ramener à un chiffre perceptible du genre : un porte-avions nucléaire, ça coûte à vous et à chaque Français y compris ceux qui sont au biberon, ça va coûter 463 euros, ou 15 euros (en fait, sérieusement je n'ai pas la moindre idée de ce que coûte à chaque Français un sous-marin nucléaire, si c'est un euro, ou 15 euros ou 463 euros).

J.-R. B. : On peut d'ailleurs observer que jamais on entend dans le monde politique : « ceci vous coûte tant à chacun ». Ce pourrait être une bonne échelle, finalement : par exemple les 20 euros par médecin, ça coûte combien à chaque Français ?

Une participante : Si, je me permets de rectifier par rapport à ça, on a entendu cela pour le trou de la Sécurité sociale.

J.-R. B. : Et on a entendu hier de M. Raffarin que chaque bébé qui naissait avait 100 000 francs sur le dos de dettes. Il a d'abord parlé en francs, puis il a traduit en euros. Après il y a dit 15 000 euros.

Danièle Bourcier : Je viens d'un lieu où il a été question de la gestion de proximité et de la démocratie participative. Il s'agit en fait de la mairie de Paris et je me suis d'ailleurs aperçue qu'à la mairie de Paris, on pouvait aussi organiser des colloques pour la recherche. J'ai écouté des choses extrêmement intéressantes, et j'allais presque dire que au fond il a été question d'un côté de la démocratie représentative, et de l'autre de la démocratie participative, et finalement de la différence entre les deux. Il y avait un représentant suisse qui nous a parlé des différents types de référendum : d'initiative populaire, ou obligatoire, ou le référendum législatif... il y a une panoplie d'instruments pour mesurer justement la démocratie qui m'a absolument affolée et juste après ce Suisse, il y avait quelqu'un qui travaille dans la gestion urbaine à Turin, et qui expliquait une expérience extrêmement intéressante de gestion de quartier qui a duré sept ans (le temps est intéressant dans cette affaire), où il n'a jamais été question aucunement de chiffres. Il a été question seulement de participation, de gens qui ont manifesté etc. et de toute une narration finalement sur ce que pouvait être une démocratie, une démocratie participative. Et moi, je me demande si la différence entre la démocratie représentative et la démocratie participative, ce n'est pas uniquement que la première ne parle que de chiffres, et que la deuxième parle d'un contenu, d'une substance, d'une narration, d'une expérience, d'un projet, et que la démocratie représentative en fait l’économie, parce que finalement il n'est question que de chiffres : comment on va ajuster les meilleurs chiffres entre ceux qui veulent un référendum et ceux qui n'en veulent pas, le pourcentage d'abstentions, etc. donc je me demande si effectivement on n'est pas allé dans une sorte de mur en sacralisant absolument ces maudits chiffres pour représenter ce que pouvait être la démocratie qui à mon avis n'a rien à faire, vraiment de moins en moins à faire avec des chiffres.

J.-R. B. : Qu'on se comprenne bien : la démocratie représentative et la démocratie participative peuvent partiellement cohabiter, il n'y a pas une opposition totale entre les deux semble-t-il. Juste pour la compréhension…

D. B. : Il n'y a pas d'opposition, mais c'est la différence entre la procédure et la substance, en gros. La démocratie représentative, finalement obscurcit le projet en insistant sur une distribution des opinions, à qui on fait dire un peu n'importe quoi, il faut dire ce qui est, et de l’autre côté, vous avez la démocratie participative qui est quoi ? Ce sont par exemple des gens dans un quartier qui ont envie de rénovation etc., et qui se prennent en charge eux-mêmes pour faire aboutir un projet. C'est aussi la démocratie et il n’y a pas des chiffres, il y a seulement des gens qui promeuvent un projet.

J.-R. B : Voilà me semble-t-il un excellent sujet de réflexion pour la phase qui s'annonce, car vous avez remarqué qu'à Pénombre, on tolère une certaine pagaille, mais il y a une chose sur laquelle on est absolument intraitable : quand c'est l'heure de boire, on va boire !

 

Interruption de séance