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Hors série, Mars 1997

 

Si l'immigration nous était comptée

quatrième nocturne de Pénombre, Sénat, 22 octobre 1996
compte rendu des débats

4ème nocturne, partie 1 2 3

Quelques temps plus tard, des auditeurs écrivent....

Benoît Tricot (GENEPI)

La première réaction est celle de l'étonnement: dans un contexte où l'on cherche à lever le voile sur des éléments sombres de la société, cette soirée fut frappante par la présence de luttes d'influence entre différents points de vue très techniques. Certes, sans compétence particulière, nous avons pu ne pas apprécier la finesse de certains raisonnements, mais l'objet n'était-il pas d'apporter de quoi mieux appréhender la mesure de l'immigration? L'intérêt pour le sujet et la connaissance des prenant part au débat était manifeste mais nous regrettons, sans vouloir les offenser, le manque de pédagogie, phénomène qu'on observe malheureusement, à notre modeste échelle, chez nombre de chercheurs.

En langage pénombresque on pourrait dire que le savoir de chacun a peut-être fait de l'ombre à la clarté des propos, sans que nous en soyons pour autant ébloui. Cela dit, l'atmosphère parfois "chaotique" rend les débats d'autant plus captivants et il convient de noter qu'il est dans tous les cas difficile de communiquer sur un sujet aussi délicat.

 

Anne Wyvekens (CNRS)

Une déception, mais surtout des découvertes. La déception, c'est le débat sur le thème des catégories utilisées pour "compter" l'immigration, donc pour en parler. Oser la dire autrement qu'en termes de nationalité? Interrogative aussi bien sur le plan professionnel (ayant un jour renoncé à inclure une variable touchant l'immigration, par peur de "mal" faire) que personnel (étrangère sans en avoir l'air), j'attendais à la fois les arguments des uns et des autres, et le débat lui-même, pour la richesse qu'apporte le choc des points de vue. Ce débat n'eut pas lieu. Quant aux arguments avancés à l'appui d'une approche plus complexe, donc plus risquée, que celle reposant sur la très républicaine distinction entre nationaux et non-nationaux, sans doute aurait-il fallu plus de temps. Les éléments méthodologiques esquissés par Michèle Tribalat laissaient pressentir l'intérêt profond de sa démarche. Mais fallait-il, comme elle l'a fait ce soir-là, faire un sort si rapide a la question de la morale? Et donner l'impression qu'il s'agissait essentiellement... de parler le langage de l'opinion publique?

Les découvertes, jointes à l'annonce d'une suite a cette Nocturne, compensent largement ce regret. Les découvertes, c'est l'extrême richesse de l'ensemble des interventions, et toutes les voies qu'elles ont ouvertes, dans de multiples directions. C'est aussi le ton, une certaine manière d'articuler les mots autour des chiffres, les mots malgré les chiffres. Vivement d'autres Nocturnes comme celle-là, donc.

 

Danièle Guillemot

Faut-il davantage de statistiques sur l'immigration? Desquelles a-t-on réellement besoin? Pour quoi faire? Si on rejette l'idée positiviste que toute connaissance est bonne en elle-même, et qu'on remarque en sus que l'information statistique ne procure pas que de la connaissance "savante", mais peut aussi procurer (à qui?) des informations sur des situations individuelles, il faut bien se poser ce type de questions.

Le débat organisé au Sénat par Pénombre a bien montré que pour aider à l'intégration des populations immigrées (ou tout simplement pour améliorer leur sort), le besoin de connaissance porte avant tout sur leurs conditions de vie et de travail. L'information statistique n'y suffit d'ailleurs pas: la sociologie, l'anthropologie, disposent de bien d'autres instruments d'investigation. En revanche, de nombreuses voix s'élèvent pour réclamer une meilleure connaissance, forcément statistique au sens du comptage, des flux migratoires. A quoi répond un tel souhait? A vérifier si des limites qu'on veut mettre aux migrations sont bien respectées? Voire même à chiffrer la responsabilité de l'immigration dans le chômage? Beaucoup de ceux qui réclament une amélioration de telles statistiques, au travers notamment de la mise en place de nouveaux fichiers de personnes, devraient se demander à quelles questions peuvent répondre de tels outils de connaissance aujourd'hui, et quels usages réels, y compris les pires, on peut en faire...

 

Alfred Dittgen (IDUP, Université Paris I)

Les réflexions qui suivent n'ont rien d'original, elles rejoignent largement celles faites par Michèle Tribalat dans un article récent de Population. Dans le domaine en question, les statistiques officielles se contentent généralement de fournir les chiffres des étrangers et ceux des immigrés. Le premier de ces concepts est de type administratif: le chiffre en question intéresse donc surtout les pouvoirs publics. Le second est de type démographique, mais aussi juridique, puisque ne sont pris en compte que les immigrés étrangers au moment de leur arrivée: son chiffre convient donc aux analystes de la dynamique de la population et aux mêmes pouvoirs publics. Ces deux concepts ne peuvent pas, par contre, faire l'affaire du sociologue, ni non plus du grand public, qui a aussi une vision sociologique des choses et non administrative ou démographique.

L'inadéquation de ces deux concepts en sociologie devient flagrante quand on s'intéresse, non plus à l'individu, mais à la famille, dont les membres sont censés avoir des caractéristiques communes, alors qu'ils n'ont pas toujours la même nationalité et ne sont pas tous immigrés ou autochtones. C'est pourquoi, il faut saluer la tentative de Tribalat de cerner "la population liée à l'immigration", par le biais de "la population des ménages dont le chef est immigré". En 1990, cet ensemble se monte à 6 millions, à comparer aux 4 millions d'immigrés et aux 3,4 millions d'étrangers. La différence entre cette population et celle des étrangers est particulièrement frappante chez les plus jeunes. Ainsi, en Seine-St-Denis, département le plus marqué par l'immigration, la proportion des enfants (0-14 ans) étrangers est de 19%, mais celle des enfants (0-16 ans) de ménages à chef immigré de 38%!

La définition d'une telle population est évidemment beaucoup plus subjective que celle des étrangers ou des immigrés. Mais, à condition d'être déterminée judicieusement, et expliquée, elle permet de décrire la réalité sociale perçue par tout un chacun, mais aussi par des acteurs plus impliqués, tels que les instituteurs, qui sont peu intéressés par la situation juridique de leurs élèves et par leur lieu de naissance, mais bien davantage par leur milieu familial.

S'il fallait encore montrer l'inanité des "chiffres objectifs" dans ce domaine, il suffirait de prendre l'exemple des Domiens et Tomiens résidant en métropole. Voilà des gens qui, avec les seuls concepts d'étrangers et d'immigrés, n'existent pas. Or, il paraît que les intéressés estiment le contraire: qu'ils ont des caractéristiques propres et rencontrent des problèmes particuliers. L'INSEE les a donc comptés. Comment? En ajoutant aux Domiens-Tomiens immigrés, au sens uniquement démographique de ce terme, en métropole, leurs enfants nés sur place, ce qui donne les "originaires des DOM-TOM", concept analogue à celui de Tribalat pour les immigrés de l'étranger.

La différence entre les deux concepts, c'est que celui des originaires des Dom-Tom a la caution de l'INSEE et est donc largement diffusé, alors que l'autre risque de n'être connu que du club des chercheurs. Souhaitons donc qu'à l'avenir l'INSEE ajoute aux chiffres des étrangers et des immigrés, à l'instar des "originaires des Dom-Tom", les "originaires de l'étranger", ce qui permettrait de satisfaire, en plus des pouvoirs publics et des démographes, les sociologues et les habitants de la France.

 

Jacques Magaud, ne pouvant venir de province pour être parmi nous ce soir-là, avait fait parvenir avant cette réunion le texte suivant que nous joignons au débat de fond.

Parlons un peu d'immigration, mais essayons de parler d'immigration réelle et non pas de l'immigration qui peuple l'imaginaire de tout un chacun. Il nous faut pour cela commencer par le commencement, soit dire de qui on parle, en un mot compter... Car il faut, malheureusement diront certains, compter pour comprendre; et pour compter, il faut classer.

Observer le réel c'est d'abord ne pas se boucher les yeux face aux différences de comportement entre groupes sociaux. Deux exemples simples à propos de fécondité et de mortalité:

- on sait un peu que la fécondité n'est pas la même à la ville qu'à la campagne, chez les cadres supérieurs et chez les ouvriers agricoles. On a déjà plus de mal à comparer la fécondité des catholiques et celle de tenants d'autres croyances; il faut pour cela repérer la religion, élément qui ne figure dans aucun fichier.

- On sait assez bien que les écarts de mortalité entre le bas et le haut de la hiérarchie sociale sont très forts (à 35 ans un ouvrier agricole a 8 ans de moins devant lui qu'un enseignant) et qu'ils se creusent. Le repérage de ces écarts est très complexe, ne serait-ce que parce qu'il faut, pour les repérer, observer des groupes importants pendant fort longtemps.

En France, le repérage traditionnel de ces différences sociales passe par le classement en catégories socioprofessionnelles ou leurs divers avatars. Aux Etats-Unis c'est le revenu qui sert traditionnellement aussi, à différencier. Un mouvement en cours dans ce pays donne un poids important aux "facteurs génétiques" dans les différenciations entre individus. Les compagnies d'assurance utilisent de plus, dans le repérage de ce qu'elles appellent des facteurs de risque, des critères les plus divers et rarement publics.

Chaque fois que l'on souhaite, pour une observation spécifique, créer une catégorie de classement ad hoc, il faut bien sûr s'interroger sur l'effet qu'aura une telle création sur la réalité, car en classant, en nommant, on contribue aussi à faire exister. Scientifiques, chercheurs, universitaires à l'affût de compréhension de phénomènes mal connus sont en permanence demandeurs d'observations nouvelles, de classement nouveaux, ne serait ce que parce qu'ils ont analysé les inconvénients des regroupements anciens. En général, leur poids n'est pas suffisant pour arriver à leurs fins et s'ils se livrent à des observations utilisant des classifications nouvelles, c'est à une échelle trop restreinte pour qu'il y ait, ensuite, rétroaction comme on dit, sur le réel, pour que les catégories créées à l'occasion d'un travail universitaire prennent racine dans la vie quotidienne et le langage courant. De ce fait ils ne se préoccupent guère des effets indirects de leurs observations; à l'exception des ethnologues et anthropologues pour qui l'attention à la dialectique observateur/observé fait partie intégrante et importante de la formation, la plupart n'y sont ni sensibles ni formés. Le pont aux ânes des ethnologues n'est pas forcément bien connu des statisticiens. Et pourtant une telle procédure de création, pour la simple observation, de classifications nouvelles peut avoir des effets forts pervers.

Revenons à la stratification sociale; aucune des catégories évoquées plus haut ne renvoie au phénomène de l'immigration. Comment donc observer l'immigration? On voit mal comment comprendre ce phénomène, sans repérer, sans suivre au cours de leur vie, "ceux à qui l'on attribuera le qualificatif d'immigré". Rien n'y fait, il va falloir définir, dire qui est immigré et qui ne l'est pas ou bien se boucher les yeux, affirmer imperturbablement qu'il n'y a pas là matière à observation. Autrement dit qu'il n'y a pas d'immigration.

Si migrer c'est bouger, si immigrer et émigrer renvoient à des entrées et des sorties, l'observation de l'immigration implique l'observation du mouvement des hommes dans l'espace. Un des moyens, simple et traditionnel, de ce repérage passe par la comparaison entre l'endroit où l'on est né et l'endroit où, au moment de l'observation, on vit, par la comparaison entre le lieu de naissance et le lieu de résidence. En France ces deux catégories sont traditionnelles; elles figurent sur la carte d'identité classique: "né à...", "demeurant à...". Il est commode de les utiliser dans l'exploitation des recensements; ainsi par exemple, depuis le milieu du XIXe siècle on peut dire quel est dans chaque département la proportion de personnes qui sont nées ailleurs que dans ce département. L'immigré ainsi défini est celui qui est né ailleurs que là où il réside; le "ailleurs" pouvant lui-même être défini de multiples manières. On observera ainsi d'autant plus d'immigrés que la partition spatiale sera fine: pour une commune rurale périurbaine qui a vu sa population croître au travers d'un lotissement, les immigrés sont bien ceux qui sont nés ailleurs...

Mais les démographes ne sont pas satisfaits; ils savent que pour la plupart des phénomènes, la compréhension passe par l'observation de l'histoire individuelle, que, souvent, rien n'éclaire mieux que le comportement que l'analyse fine de la biographie. S'il y a mouvement il faut savoir ce qui se passait au début de ce mouvement, il faut comprendre ce qui a poussé à bouger. Il faut savoir qui étaient les parents de celui qui bouge. On va utiliser non plus seulement la notion de migrant (celui qui bouge) ou celle d'immigré (celui qui a bougé) mais celle de descendant de migrant ou descendant d'immigré. Certes les histoires individuelles différencient les hommes, mais leur utilisation nécessite des précautions essentielles: le casier judiciaire stigmatise mais il n'est pas public. Nul n'envisage de séparer, dans le quotidien, les citoyens ayant un casier judiciaire des autres, de donner des droits différents aux séropositifs et aux autres. En créant une catégorie qui a fait florès, "celle d'immigré de la deuxième génération", ou de fils d'immigré, les chercheurs ont pris une responsabilité assez lourde: la bonne foi scientifique peut faire le lit des stratificateurs et des différenciateurs. Certes la notion pratique de "beur"-"beurette" utilisée au quotidien, renvoie à la même idée. Il ne s'agissait pourtant que de se nommer et souvent par dérision, de se repérer, ou de repérer l'autre comme différent. Le saut considérable en cours vient de ce que "la recherche" ou "la science" non seulement contribuent à officialiser, à durcir, cette notion, mais qu'en sus on va utiliser cette notion pour compter. Compter les nés en France et les nés hors de France ne suffit plus; nous voici avec trois groupes: les nés en France dont les parents sont nés en France, les nés en France dont les parents sont nés hors de France et, comme avant, les nés hors de France. Les initiateurs des lois Pasqua se sont engouffrés dans la brèche ouverte par des scientifiques naïfs; ainsi par exemple, en modifiant le mode d'accès à la nationalité française les textes Pasqua créent deux catégories de citoyens: la délivrance d'une carte d'identité est bien plus rapide pour les impétrants dont les parents sont nés en France que pour ceux dont les parents sont nés à l'étranger...

Autre exemple d'effet pervers d'une enquête à fort retentissement: débordant le cadre du lieu de naissance des personnes observées, et de leurs ascendants, on s'intéresse à la "langue maternelle"; un questionnaire dans lequel on demande quelle est la langue pratiquée par les parents, ou la langue pratiquée avant 10 ans, semble être, et s'il est bien fait, est, tout à fait "scientifique". La qualification du critère de différenciation par la langue maternelle en critère ethnique est pourtant un glissement sémantique redoutable et certainement peu maîtrisé. Imaginons qu'à la fin du siècle dernier on ait, au recensement, demandé à chacun sa "langue maternelle" et qu'on ait transformé, dans le commentaire, les réponses pour stratifier la population de l'hexagone en "ethnies", une "ethnie bretonne" serait brusquement apparue dans le paysage, au détour d'un commentaire sur les langues parlées... C'est pourtant ce qui vient de se passer avec les commentaires, curieusement ethniques, qui ont accompagné une récente enquête publique sur l'immigration. A aucun moment, le terme "ethnie" ne figure dans le questionnaire; à aucun moment il n'est demandé aux répondants de s'autodéclarer en ce domaine et pourtant certains chercheurs en commentent les résultats en évoquant l'"ethnie kabyle" ou "peul bandé"; et tout cela en utilisant un critère exclusivement linguistique... appliqué de l'extérieur.

Avant la Révolution de 1789 les hommes étaient définis par leur ascendance: qui n'avait pas de "sang bleu" ne pouvait en acquérir; dans la société féodale chacun est d'abord défini par son passé dont il ne peut se libérer. La révolution des droits de l'Homme c'est d'abord "faire table rase du passé individuel". Avec la création, l'utilisation de plus en plus fréquente, de plus en plus massive, de la notion d'immigré de deuxième génération n'est-ce pas, d'une certaine façon, le sang bleu qui est de retour?

 

Bruno Aubusson de Cavarlay

Au cours de la soirée, trois approches des comptages de l'immigration ont entretenu les réactions des uns et des autres: l'évaluation de la place de l'immigration clandestine et la légitimité de la recherche d'un chiffre en réponse à la question "combien de clandestins?", la réception des chiffres et leur circulation, la place des valeurs dans la production et la mise en circulation des chiffres. Comme après le dialogue qui précède, contradictoire mais fictif, entre A. Dittgen et J. Magaud, il était parfois difficile de ne pas se surprendre soi-même à être de l'avis du dernier qui a parlé...

A propos de l'évaluation de l'immigration clandestine, on pouvait attendre une réponse technique à la question: y a-t-il, en dehors de la régularisation massive sans discrimination, un moyen de compter les immigrés clandestins ou d'en estimer le nombre? Les producteurs de données lui ont plutôt opposé une fin de non-recevoir: le chiffre pour le chiffre, ça n'a d'intérêt que pour les politiciens démagogues (et peut-être pour l'opinion publique relèvera Ph. Bernard), chercher à compter les clandestins conduit à faire éclater la question et à observer des pratiques et des processus sociaux, même un chiffre exact ne décrirait pas la réalité et l'exactitude n'intéresse que les spécialistes... Réponses de principe qui n'ont pas tout à fait convaincu ceux qui demandent quand même: combien sont-ils?

La réflexion sur ce point débouchera évidemment sur la question de la réception des chiffres: les régularisations passées ont donné des résultats statistiques toujours en deçà des chiffres qui circulaient avant sur le sujet, ce qui n'a pas mis fin à la facilité de croyance en des chiffres manifestement surévalués et infondés. Michèle Tribalat invoque l'utilisation de mauvaises catégories et avance avec force l'idée que l'opinion publique n'a pas toujours tort: le décalage persistant dénoncé précédemment entre les chiffres "officiels" et le sentiment de l'importance de l'immigration viendrait d'une sous-évaluation du phénomène liée à un refus (idéologique) des producteurs de données d'abandonner la catégorie inadaptée de nationalité. Mais on peut quand même se demander si une pédagogie plus active, fondée sur l'appréciation d'ordres de grandeur et l'établissement de catégories comprises au moins par une partie du public, ne permettrait pas de limiter l'écho que rencontrent les évaluations démentes. La comparaison avec l'évaluation du nombre de toxicomanes justifie cette démarche: expliciter ce qu'on compte, pourquoi tel ordre de grandeur est plus plausible qu'un autre, quelles hypothèses permettent des estimations indirectes, quelle fourchette obtient-on? Et à quoi est-il légitime de rapporter le nombre de clandestins? Il ne s'agit pas de donner un chiffre à l'unité près, ni le chiffre pour le chiffre. A partir de l'évaluation d'un ordre de grandeur, d'autres questions, d'autres évaluations sont balisées. L'immigration clandestine n'appelle pas les mêmes réponses si le nombre actuel de clandestins est de 100'000 ou s'il est de 800'000 et il ne s'agit pas seulement d'un plaisir de statisticien pinailleur.

Il est d'ailleurs étrange, comme l'a fait remarquer un intervenant soucieux de mise en perspective historique, que le maintien du pourcentage d'étrangers à un niveau donné (depuis vingt ans, ou entre le début des années 1930 et maintenant, qui a raison?) soit accepté facilement comme un indicateur optimiste (et trompeur). Pourquoi quelque chose qui n'augmente pas ne s'aggrave pas? Si j'ai aussi mal aux dents autant maintenant qu'il y a trois mois, et ce malgré les soins que je pense avoir reçu, la situation n'est-elle pas plus grave? Ce qui pouvait n'être que passager se maintient, persiste et insiste, on ne peut pas rester sans rien faire...

La réception des chiffres est bien le problème qui intéresse avant tout Pénombre. A ceux qui disent que le chiffre en soi n'est pas intéressant (avis que nous partageons cependant), les fondateurs de Pénombre font remarquer que les producteurs de chiffres ne peuvent se retrancher derrière cet argument. On ne peut ignorer l'appétit des médias et des hommes politiques pour les chiffres et l'efficacité possible de leur utilisation en dehors de toute préoccupation d'objectivité scientifique. Il ne dépend pas de nous que le chiffre ait une efficacité rhétorique (cf. remarque d'A. Le Pors sur la facilité et la rapidité de persuasion qu'offre un chiffre frappant, mais inventé, et le long temps qu'il faut pour ensuite en démontrer la fausseté). Dans la masse des chiffres mis sur le marché de l'information, certains ont une plus belle carrière que d'autres, certains dont la valeur est grande restent méconnus, les chiffres usurpateurs brillent souvent plus que les chiffres honnêtes... Tout cela ne se résume pas à une confrontation inégale entre de vertueux statisticiens et des journalistes ou hommes politiques sans scrupules. La démarche de Pénombre repose sur l'implication: "modifier les rapports et les clivages qui se produisent autour du nombre", rapprocher "ceux qui abordent de façon responsable les domaines où la démagogie et l'utilisation sans scrupules de chiffres quelquefois inventés ne sont payants qu'à court terme" (et peut-être hélas à plus long terme!), "démarche [où] chacun garde ses intérêts mais se garde d'y asservir l'autre" comme nous l'écrivions dans le préambule de nos statuts et notre premier éditorial.

L'exemple de l'immigration nous indique l'ampleur de la tâche et probablement aussi que notre démarche est entravée par le manque de connaissances sur ces questions. Pierre Tournier répond à la très pertinente question "que sait-on de la réception des chiffres?" que les chiffres sont des êtres vivants dont nous ne connaissons que la naissance, pas la façon dont ils vivent ensuite. Favoriser la réflexion sur la vie des chiffres après leur naissance est l'un de nos objectifs. Mais nous disions aussi dans ce même préambule (un bon moyen de se procurer ce texte on ne peut plus fondamental est d'adhérer à Pénombre, ce qui donne droit à recevoir -sur demande- un exemplaire des statuts), "qu'il n'est pas question de le traiter [le nombre] comme un être doué d'une existence propre". Contradiction? Non puisque nous ajoutions: "Rapport, outil, discours, le nombre est notre production". Et donc si le chiffre est un être vivant, il faut ajouter que c'est un être social.

Et si nous poursuivons la métaphore de la société des chiffres, le pari de Pénombre est qu'il est possible de transformer les rapports sociaux de cet univers du chiffre, des connaissances quantitatives et des graphiques et camemberts de toutes les couleurs qui inondent progressivement la presse. Citoyens de la société des nombres, le libéralisme ne nous séduit plus: nous avons épuisé définitivement les régulations régies par la loi de l'offre et de la demande, les compteurs ne sont pas de simples vendeurs, les acheteurs ne sont pas de simples consommateurs.

Au nom de quelles valeurs? Non seulement nous voulons accompagner les chiffres dans leur vie sociale d'un mode d'emploi (plus de nombres se promenant sans carnet de santé), mais nous allons maintenant instaurer pour eux le contrôle d'identité avec présentation obligatoire du certificat de moralité. L'heure tournait au quatrième nocturne de Pénombre (au quatrième temps de ...) et dans la sérénité les suspicions naissaient: qui n'a plus de morale? Qui sont les idéologues obtus? Qu'avez-vous donc censuré dans le questionnaire? Ne seriez-vous pas un peu positiviste?

Comme devait conclure Anicet Le Pors, il ne suffit pas de dire les valeurs, les valeurs... de quelles valeurs voulons nous parler? Michèle Tribalat a raison de dire qu'il ne doit pas y avoir de limite à la réflexion méthodologique. On ne peut certes pas commencer une enquête avec des préjugés dont on refuse l'examen. Mais on ne peut pas pour autant nier que toute production statistique implique le respect de règles déontologiques et que le sujet de l'immigration est l'un de ces sujets où le respect de telles règles est le plus contraignant. Dans le jargon, on dit qu'il s'agit d'un sujet sensible.

On peut regretter, mais c'est encore là faute de temps, de ce temps que nous avions limité dès le départ en gardant ce créneau horaire des nocturnes, que l'on ait pas mis sur le tapis avec précision ces questions, ces renseignements que les chercheurs ou les statisticiens voudraient pouvoir traiter et qui peuvent poser problème. De quelle information avons-nous besoin? Est-ce finalement la couleur de la peau? Si l'opinion publique pense que la France se colore, et si l'opinion publique a parfois raison contre les chercheurs, c'est la question. Mais avons-nous besoin de savoir la couleur de la peau des individus statistiques pour analyser correctement l'immigration et l'intégration?

Les limites que la déontologie (et pas simplement la loi) impose au questionnement statistique dans le domaine de l'immigration ne peuvent rester ignorées du public et il ne suffit peut-être pas de leur opposer la mauvaise réputation de science aveugle dont souffrirait la statistique. Voulons-nous une réforme de la loi Informatique et Libertés où à leur corps défendant les chercheurs pourront paraître demandeurs, comme les policiers, d'assouplissements dans la gestion de fichiers mentionnant l'ethnie? Il y a certes beaucoup de confusion dans les esprits sur ce sujet. La confusion des règles qui doivent être respectées pour les enquêtes statistiques et scientifiques, les recensements et les fichiers administratifs n'est une bonne solution ni pour la discussion ni pour la législation.

Mais il ne suffit pas de discuter ce qu'il est convenable d'inclure dans un questionnaire ou quelles manipulations et connexions de fichiers administratifs sont légitimes à des fins de connaissance. La statistique est une voie de création d'objets sociaux. Sans mesure statistique, le chômage, la santé, la pauvreté ne seraient pas ce qu'ils sont. Les exemples qui ont été donnés au cours de la soirée ont rappelé que dans les pays où la race est une catégorie utilisée à côté de l'âge, de la nationalité, de la profession ou du niveau de revenu, la construction statistique à son propos est un enjeu et un terrain d'intervention pour les groupes identifiés par ce critère. Dès lors, ce qui nous occupe est de savoir si on peut faire cohabiter les principes de citoyenneté républicaine appliqués en France avec des catégorisations statistiques différenciant les citoyens selon quelque chose qui relève de la race. Il y a évidemment derrière cette formulation un fort scepticisme quant à la capacité des producteurs de chiffres à limiter l'utilisation d'un tel critère à la seule mesure de l'origine ethnique des immigrés.

Comme l'a souligné fort justement un intervenant, on ne peut guère parler de valeurs dans ce domaine sans évoquer la question du racisme, lequel n'est pas seulement l'idéologie d'un parti et de certaines personnes, mais également un ensemble de discriminations fondées sur la race. Si nous connaissons mal l'immigration faute de disposer d'informations suffisantes au delà du critère de la nationalité, a fortiori nous ne disposons pas des données statistiques permettant d'évaluer ces discriminations. La question peut devenir alors de déterminer si on combat mieux le racisme en produisant des données statistiques ventilant les individus selon leur race pour mesurer les pratiques racistes et si la situation en France à cet égard justifie des dispositifs d'évaluation de grande ampleur. Les principes d'égalité et de citoyenneté républicaines ne sont-ils que des principes que seuls les tribunaux ont vocation à faire respecter, ou engendrent-ils des objectifs politiques et sociaux dont on doit évaluer le degré de réalisation?

 

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