--

Ainsi parlaient les innombrables

Nous avons reçu une très longue lettre, en allemand, (signée Marcel Zarathoustra ?) dont nous avons retenu deux passages qui reprennent des critiques auxquelles statisticiens et chercheurs sont souvent confrontés, en particulier dans leurs rapports avec des journalistes.
 

« […] En effet tout ce qui peut être dénombré et saisi vaut pour nous peu de chose : ce que la compréhension ne nous permet pas d’atteindre, a pour nous plus de prix. La logique et la mécanique ne s’appliquent qu’aux choses les plus superficielles… La logique et la mécanique n’atteignent jamais la cause profonde. »

« […] La science (telle qu’on l’exerce aujourd’hui) est la tentative de créer pour tous les phénomènes un langage commun par signes, en vue d’un dénombrement […]. Mais ce langage de signe qui rassemble toutes les lois observées n’explique rien ; ce n’est qu’une sorte de description abréviative (aussi abrégée que possible) du devenir. »
 

René Padieu lui répond.

Un père de la science positive écrivait : « il n’est de science que du mesurable. » J’entendais récemment quelqu’un affirmer : « ce qui compte, c’est ce qui ne se compte pas. » Entre cette revendication et cette dénégation réside l’ambigu succès de La science. Or, cher Marcel, la science telle qu’on l’exerce, dis-tu (permets que je te tutoie), telle que tu la dépeins, ajouté-je, toute efficace qu’elle soit, n’en a pas moins quelque chose d’usurpé. C’est du moins ma thèse : voyant en la science autre chose, je partage tes jugements, mais en déplace l’objet. Le succès, indéniable et magnifique, de la science expérimentale, comme une pleine lune au milieu du ciel, a occulté le reste. La construction méticuleuse d’un « langage de signe qui rassemble toutes les lois observées » a permis d’échapper à l’illusion, à la complaisance et aux querelles : en soumettant la construction à la sanction du monde. En effet, elle n’explique rien, dis-tu : mais, ça marche !

Alors, on nous a dit que telle était la méthode scientifique et qu’il n’y en a pas d’autre. La physique, en y joignant l’astronomie, la chimie et la mécanique bientôt rejointes par la biologie ont exploité ce fonds. Dans leurs rangs, beaucoup de chercheurs encore s’estiment scientifiques, parce qu’ils ont porté à l’excellence la méthode. Tu as remarqué qu’on ne dit plus « un savant » mais « un scientifique ». C’est avec condescendance qu’on accepte le voisinage des « sciences molles » : cousines pauvres, mais méritantes (elles ont essayé d’appliquer à leur champ ces techniques de nomination soigneuse, de quantification et de soumission aux faits. Mais un démographe, un économiste, un psychologue ne sont pas, malgré leur application touchante, vus véritablement comme des scientifiques. Sans parler des sociologues, qui méritent encore le même traitement tant qu’ils mettent la société en statistiques, mais qui ont eu l’outrecuidance d’appliquer leur art au fonctionnement même de la cité scientifique.

Le curieux, pourrait-on dire, c’est que cette vision de la science comme l’art d’agencer des concepts quantifiables est partagée, avec les savants, par les politiciens, le bas peuple et les médias. On comprend que les savants, par autoconviction le voient ainsi. Pour les autres, c’est moins naturel, mais c’était nécessaire : car sinon les savants n’auraient pas eu les moyens de développer cette science. C’est là ce qu’on appellerait une nécessité téléonomique : ou le résultat, puisque l’on observe, dote après coup d’un dessein ce qui y a conduit. Cette condition nécessaire était en même temps un produit de l’efficacité : entretenant le cycle. En résulte une culture du chiffrage. Nulle politique, qui ne s’appuie sur des statistiques : soit que les gouvernants règlent leur action et leur discours selon les comptes qu’on leur rend de l’état de la société, de l’économie et de l’opinion ; soit qu’ils invoquent de tels chiffres pour convaincre du sérieux de ce qu’ils disent, font ou disent faire. Que l’administration des hommes s’en trouve améliorée, c’est probable ; qu’il y ait en même temps exagération, récupération ou manipulation, c’est certain. Quitte du reste à se détourner de cette science revendiquée lorsque ce qu’elle montre déplaît. Sans doute, ces comportements tendancieux sont-ils contraires au modèle et au modeste de la science (encore que : on a vu des physiciens se combattre pour des théories et des mathématiciens se détester pour des théorèmes). Sauf sur l’Aventin des revues académiques, où l’on est entre soi, l’inévitable compromission des sciences humaines avec leur objet et leur destinataire accentue encore le doute sur leur scientificité. Mais les débats de santé publique ou ceux autour de l’environnement (c’est-à-dire, dont le milieu est le centre) sollicitent tout autant la scientificité des sciences dites « dures ».

Alors, dis-tu, « ce qui peut être dénombré et saisi vaut pour nous peu de chose ». D’abord, je demanderais qui est ce « nous » au nom de qui tu parles : est-ce l’humanité tout entière ? ou, seulement les vrais humains, ceux qui ne succombent pas au mirage d’enserrer la vie dans le nombre et la formule ? Mais, arrêtons-nous un peu sur ce verbe : valoir. Tout à l’heure, parlant de ce qu’est ou pourrait être la science, j’ai pensé t’entreprendre sur l’origine du mot. Tu n’ignores pas qu’il vient d’un mot grec qui désigne la séparation. Scinder, schisme, schizophrène,… il s’agit, dans la science, de discerner le bon du mauvais. Et, « valeur » ? sais-tu qu’on y trouve un vieux radical sanskrit « val », qui désigne la force ? la force agissante, susceptible de produire un effet. D’où le guerrier valeureux et la validité juridique d’un document,… Nous voici ramenés à l’efficacité.

La science que je t’offre a de la valeur pour toi si elle permet l’effet que tu convoites. En fait, elle pourvoit à l’efficacité, mais c’est toi qui fixes ce qui vaut. Veux-tu aller vite dans un autre pays, voir une rencontre de balle au pied sans quitter ta chambre ou éviter d’attraper le tétanos : tu auras satisfaction. Mais, comme elle n’a pas donné la clef de tout, si tes désirs vont au-delà, elle ne peut que décevoir…

Or, il advint que cette science, non contente d’être imparfaite et malgré les thuriféraires du progrès et la morgue des scientifiques durs, a montré qu’elle resterait toujours incomplète. Le garnement qui a établi cela s’appelle Gödel. Sommairement, il dit qu’on ne peut, de l’intérieur d’un système, en n’utilisant que ce qu’il recèle, construire une représentation, une explication de l’ensemble de ce système. La science, étant dans le monde, ne saurait enserrer le monde. Mais, elle sait dire pourquoi : n’est-ce pas admirable ! Quelle discipline comporte la démonstration de sa propre limite ?

En toute rigueur, j’extrapole un peu son théorème : il l’a montré pour la théorie des nombres. Mais tu admettras que si la théorie des nombres ne peut rendre compte d’elle-même, a fortiori ne peut-elle rendre compte de ce qui, du monde, n’appartiendrait pas aux nombres. Et, si tu limites au nombrable la science dont tu regrettes l’impotence, il semble bien qu’on doive en conclure ou que la situation est désespérée, ce qui rend modeste ; ou alors, que la science ne se borne pas au nombre, et c’est là mon propos. Ce qui ne veut pas dire, ni que cette science plus largement conçue répondra à tout (ce que mettrait en doute mon extrapolation du théorème d’incomplétude), ni que la science quantitative, pour n’être pas toute puissante soit sans intérêt. Mais, qui doit nous rendre lucides envers l’attente disproportionnée que font peser sur elle les politiciens, le bas peuple et les médias.

Venons-en alors à la compréhension : un autre de tes termes. J’allais te dire : « comprendre », c’est prendre ensemble, établir un lien entre les faits. Mais, j’oublie que tu parles allemand : toi, tu dis « verstehen », ou « stehen » renvoie à ce qui se tient devant toi, à ce qui tient debout (pour nous autres Français, ça tient ou ça ne tient pas debout !) Nos voisins Anglais disent « unterstand », ou « stand » a bien le même sens. Cette observation linguistique m’induit à constater que les différentes langues ne semblent pas ramener la compréhension à la même racine : « entender » en espagnol, « capire » en italien, « ponimat » en russe… pour ce que je connais. Cela suggère des variations dans le contenu du concept, dans la fonction cognitive qu’il représente. Un Suédois ne comprend pas comme un Argentin ni un Malais. La langue des chiffres, pour internationale qu’elle paraisse, n’unifie sans doute pas ces différences. Il s’agit quand même pour celui qui dit comprendre de trouver une certaine cohérence à ce qu’il a devant lui : ce qui lui permet de le réduire à des traits, des régularités qui le rendent saisissable. Cette clarté est sans doute en partie factice : elle est à ce prix, voulant dire qu’elle vaut par sa simplicité et qu’elle coûte tout ce qu’elle ignore. Paul Valéry, disait « tout ce qui est simple est faux ; et tout ce qui ne l’est pas inutilisable ».

Nous tournons autour de l’idée d’utilité. Que le langage ne saisisse que la surface des choses, comme tu le dis, n’empêche que ce soit une approximation efficace. Et, si elle est efficace, c’est bien parce qu’elle enserre néanmoins quelque chose qui nous est essentiel. Si je saisis cette pomme, je ne la tiens que par sa peau. Mais, ainsi, je manie tout le fruit, encore que je ne voie ni ne touche la pulpe ni les pépins. Alors ? je n’atteins pas l’essentiel, mais j’ai prise sur lui. Cela ne peut-il suffire, au moins pour un temps ? Et, sans doute, il vient un moment où cela ne suffit pas, où l’approximation n’atteint plus ce qui pourrait m’importer. Il faudra d’autres outils. (Je prendrai un couteau pour ouvrir la pomme ; à moins que j’y morde). Ce qui veut dire encore que la compréhension est toujours en devenir, que la satiété de ce que nous avons souhaité conduit à la soif d’autre chose. Mais aussi, que la compréhension n’est qu’une vision minimale de ce qui détermine la chose et que nous appelons « cause » : par commodité ; non pour désigner un mécanisme certain. René Char disait :

"les nombres
Qui montrent que les belles comètes dans l’ombre
Passeront ne les forceront pas à passer."
 

R. Padieu

 
Pénombre, mars 1997