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Editorial

Les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus grand degré de lumière.
Madame de Staël, De l’Allemagne


Chers Pénombriens,

DANS VOTRE DERNIERE LETTRE, vous nous demandiez de « sauter à nos plumes » en commençant par un courrier. Le voici.

Je voudrais d’abord vous dire que je suis ravi par la lecture régulière des lettres de Pénombre, car, en tant qu’ancien matheux, je n’ai plus le niveau pour lire les revues spécialisées de mathématiques mais je suis par contre un peu frustré de voir l’ignorance de cette matière et de ses réflexes de rigueur en « sciences molles ». Pénombre illustre parfaitement le fait que les mathématiques deviennent une science ardue et élitiste dès la règle de trois ou le pourcentage qui en est une expression traîtresse. Bref, je me découvre quelques frères pour qui l’usage de la table de soustraction ou la prise en compte d’une marge d’erreur n’est pas une horrible castration. Vous vous souvenez de ce quarteron d’organisateurs de la campagne présidentielle de Lionel Jospin qui, devant un sondage mettant leur poulain à 17 % et un Le Pen à 16 % avec une marge d’erreur de 1 % (ou 2 % ?), disait que l’ordre d’arrivée inverse n’était pas « politiquement » possible.

Par ailleurs, et dans un domaine voisin de l’« écologie sceptique », évoquée dans le dernier éditorial et dont j’entends parler dans la presse étrangère depuis longtemps, un autre article de The Economist du 21 août 2004, intitulé « A great wall of waste » (une « grande muraille d’ordures »), soulignait combien est catastrophique la situation en Chine. L’article donne des exemples impressionnants, non seulement de la pollution des usines de l’époque communiste, mais aussi de l’époque capitaliste (mais non libérale) actuelle. (…) D’un point de vue pénombrien je retiens que chiffrer serait additionner carpes et lapins, à la fois du fait de la nature du problème, du flou et de l’incohérence des statistiques chinoises, donc que prolonger des exponentielles pour faire « scientifique » (et vendre un film d’épouvante au lecteur) est moins sérieux qu’une analyse qualitative.

J’attends également avec intérêt le compte rendu de la réunion « chiffres de la santé », que j’ai manquée pour participer à une rencontre algéroise (retraites et chômage, comme partout, avec une ampleur qui fait apparaître nos problèmes comme ceux d’enfants gâtés) où j’ai constaté que, comme chez nous, les intervenants devraient d’urgence faire un stage chez Pénombre. Du fait de cette absence, je rappelle le point de ma minuscule contribution à la préparation de cette réunion, point auquel je tiens le plus : les chiffres démographiques ont une vraisemblance ; les chiffres économiques n’en ont aucune, tant faute de définitions précises et acceptées par tous que des difficultés de mesure ; mais les chiffres juridiques (ceux qui déclenchent une obligation immédiate comme le montant des remboursements, les salaires des personnels de santé) sont exacts par définition, même s’ils ne veulent rien dire économiquement. Or, les problèmes concrets des gouvernants, ce sont les chiffres juridiques.

Un autre champ intéressant à étudier pour Pénombre serait la discussion de la formule classique « les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches ». Cette thèse, ou son démenti, remplissent les journaux (pas les mêmes) avec des arguments à première vue irréfutables. À première vue seulement. Une différence d’approche à noter est que les uns prennent le pays comme unité quand d’autres prennent la population. Or, il y a beaucoup de pays très pauvres, et peu de pays s’enrichissant rapidement (l’Inde, la Chine). Mais ces derniers représentent environ la moitié de la population du « Sud ». Une autre façon de biaiser dans le même sens les résultats est de ne retenir au Sud que ceux qui progressent le moins, ou régressent (bref, encore, d’exclure la Chine et l’Inde). À la limite, on comparerait le Zimbabwe et les États-Unis. Bref, on démontre que certains pauvres sont de plus en plus loin de certains riches. C’est indiscutable, mais très différent du problème posé (en l’occurrence, la solution est théoriquement simple : remplaçons Mugabe par Mandela et l’écart avec les États-Unis sera divisé par 4 en 2 ou 3 ans). Je laisse les cerveaux de Pénombre trouver les arguments de sens inverse.

Yves Montenay


Pénombre, Novembre 2004