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Quelque part au niveau du vécu

À la Une du Monde, ce 24 novembre 2006, un article à sensation : « 6,9 millions de Français vivent avec moins de 800 euros par mois ». Suit un exposé assez sobre, émaillé de nombres et de pourcentages. Certains sont simples et frappent, comme celui-ci : « Le niveau de vie moyen mensuel s’établit, en 2004, à 1 503 euros par personne… ». La curiosité du lecteur est ainsi satisfaite : il pourra comparer son cas à la moyenne, en toute discrétion. À première vue, le lecteur « moyen » du Monde se trouvera plutôt bien loti. Mais, très vite, il s’interroge : la précision du chiffre, 1 503 euros, ne masque-t-elle pas un halo confus à ses abords ? Que faut-il comprendre par « niveau de vie » ? Qui se cache derrière la « personne » titulaire de ce revenu moyen ?

Dans les jours qui ont précédé cette publication, une polémique a été lancée urbi et orbi par ceux qui trouvent que les chiffres d’évolution du « pouvoir d’achat » donnés par l’INSEE ne traduisent pas le « ressenti » des gens… L’irruption de la notion de « niveau de vie » ne risque-t-elle pas de précipiter définitivement le débat dans les ténèbres du non-dit, dans le trou noir de la mauvaise foi ? Vous avez dit « niveau de vie » ? Comment le mesurer ? À l’aune du revenu disponible après paiement des impôts directs ? Ou bien, dans une attitude postmoderne, faut-il prendre pour référence les moyens nécessaires pour partir en charter sous le soleil tropical ? Avant d’apprécier le « niveau de vie », ne faudrait-il pas payer d’abord l’indispensable : son loyer moyen par rapport à sa tranche d’âge et sa catégorie professionnelle, réel ou fictif, selon qu’on est propriétaire ou locataire, et même, pourquoi pas, son ordinateur (comment vivre dignement sans internet, quand on est lecteur du Monde ?) et ses cravates, outil de travail indispensable… Bref la notion de « niveau de vie » apparaît bien incertaine.

Si, pour échapper à ces sables mouvants, vous tentez un vol plané pour atterrir directement sur le roc des 1 503 euros, vous dérapez nécessairement au freinage sur la notion de personne. Quel est cet individu moyen dénommé ici « personne » ? La peau de banane n’est pas factice. Si « personne » désigne chaque individu habitant en France, vous en concluez qu’un ménage avec trois enfants a un « niveau de vie » moyen de 7 515 euros par mois. Une frange des lecteurs du Monde a dû froncer les sourcils et s’enquérir de la date de la prochaine manifestation catégorielle sur le pouvoir d’achat, pour tenter de rattraper le niveau moyen… En revanche, s’il s’agit du revenu moyen par personne « ayant des revenus », malheur aux familles nombreuses : avec une personne et demie au travail, trois enfants à nourrir, il faut se partager 2 254,50 € par mois. Vive le célibat et la colocation !

La vérité est probablement, comme toujours, quelque part entre les deux, mais dans ce cas, la fourchette est tellement large que l’information perd tout sens. On s’en tiendra à une hypothèse en forme de plaisanterie : finalement il y aurait au moins deux presses « people » : celle avec les photos en couleur, pour les gens sans prétention, et celle en noir et blanc, les chiffres comme les photos, pour les savants…

Alain Mangeol

Ndlr : La Lettre blanche, elle est de quelle couleur ?

On peut tout dire ou ne rien dire quand on parle du salaire des Français, du moins tant qu’on ne précise pas davantage. Pour faire simple et court, il faut savoir s’il s’agit du salaire horaire, mensuel ou annuel (en général, il n’y a pas confusion mais on se souvient que la juge Éva Joly disait qu’elle n’avait pas saisi que le salaire évoqué par un patron convoqué était un salaire mensuel !). Ensuite, si ce salaire est brut ou net, c’est-à-dire diminué des cotisations sociales supportées par le salarié (ainsi, la comparaison entre « public » et « privé » doit tenir compte de taux de cotisations sensiblement différents). Et puis, se réfère-t-on au salaire moyen ou au salaire médian, au salaire d’un travailleur à temps plein ou à l’ensemble des travailleurs (plus d’un sur six à temps partiel) ? Ce qui nous fait déjà 24 concepts différents, parmi lesquels il est souvent malcommode de se repérer dans les articles de presse et même dans certaines séries statistiques officielles.

D.C.-C.