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Statisticiens jetlagués, y a-t-il un pilote dans l’ordinateur ?

20 juillet 1998, 20 h 20, journal télévisé de France 2. Selon rapport du BIT, la France arriverait en tête pour la fréquence des violences sur le lieu de travail : 11,2% des hommes et 8,9% des femmes en seraient victimes au cour d’une année. Elle serait aussi en tête pour le harcèlement sexuel (toujours sur le lieu de travail) avec une fréquence de 19,8% en une année, alors que les autres pays de l’Europe de l’Ouest s’étagent entre 7.6% (Suède) et 0,8% (Autriche). La télé ne donne guère le temps de développer ; toutefois, le présentateur ajoute "c’est peut-être que nos statistiques sont mieux faites !" Le citoyen de Pénombre qui entend cela ne peut que réagir : bravo, Monsieur Bilalian ! La comparabilité d’une enquête entre pays est en effet toujours problématique. Du moins faut-il toujours la questionner soigneusement. Que, sans avoir les moyens de vérification, le journaliste soit ainsi en éveil doit être relevé et loué.

Ayant davantage les moyens de vérification, je me dis qu’il convient d’y aller voir : ne serait-ce que pour en rapporter la conclusion au journaliste vigilant. Je pensais constater que la formulation des questions, dans des langues différentes et dans des contextes sociologiques différents, donne difficilement des réponses comparables. Le sentiment d’être victime d’une agression est éminemment subjectif et contextuel. J’ai donc demandé à voir les questionnaires. Il s’agissait d’une enquête "de victimation" faite dans une cinquantaine de pays sous l’égide de l’ONU. Elle portait sur les atteintes de tous ordres (aux personnes et aux biens) et le lieu de travail n’était qu’une modalité particulière, extraite de l’enquête générale pour les besoins du BIT.

Surprise ! le questionnaire français ne comportait pas les questions sur le lieu de travail. Le questionnaire de référence (en anglais) les comportait, ainsi que la version française du questionnaire suisse. Le problème changeait radicalement. Il ne s’agissait plus de s’interroger sur la comparabilité d’une question ; mais, de savoir comment, une question n’ayant pas été posée, des résultats avaient quand même pu être établis. Certains statisticiens seraient-ils si forts ? Je vous fais grâce des détails de l’enquête sur l’enquête. La conclusion est celle-ci : il s’agissait de la troisième fois que l’enquête était faite : le lieu de travail avait été introduit à la deuxième ; la France n’avait pas participé à cette deuxième édition ; on avait gardé le questionnaire de la première ; personne ne s’était avisé de l’oubli. Puis, l’ordinateur qui dépouillait ensemble les réponses de tous les pays, travaillant automatiquement, avait substitué à la question absente la suivante : d’où un résultat malgré tout, mais qui ne voulait rien dire.

De cette histoire, on peut tirer au moins deux enseignements :

 - l’un, que l’organisation de telles enquêtes, qui met en jeu une pluralité d’instituts, autorise une perte de maîtrise du processus technique (vérification du questionnement et vérification des données recueillies) ;

 - l’autre que, quoi qu’il en soit de la technique, il est inquiétant que toutes les personnes qui ont eu les résultats sous les yeux aient accepté sans sourciller une différence aussi massive d’ordre de grandeur. Personne n’a été surpris ; les spécialistes de la violence se sont mis en mouvement pour expliquer gravement les déterminants du phénomène et ses méfaits, sans s’étonner de sa magnitude.

Dès lors, à quoi bon faire une enquête ? si quoi qu’elle donne on tient le même discours !

Personne. Sauf le commentateur de France 2, qui a eu un soupçon. Et le hasard a fait qu’il soit entendu par un statisticien curieux. Ainsi fut découvert le pot aux roses.

Il a été découvert trop tard pour prévenir, par exemple une reprise dans Le Monde - Initiatives du 7 octobre. On imagine que tout un chacun est donc prêt à reprendre des résultats, même quand ils sont aussi extravagants. Que ne doit-on pas alors imaginer et craindre, lorsque des résultats sont seulement un peu faussés !

Enigme suivante : au palmarès publié par le BIT, l’Argentine est vice-championne des violences sexuelles, avec 16,6% (médaille de bronze : la Roumanie avec 10,8%). Si la France est disqualifiée, que dire de son challenger ? J’envoie mon compte rendu à une collègue de Buenos-Aires et nous attendons : l’enquête argentine souffre-t-elle elle aussi de défaillances ? ou, les Argentins ont-ils décidément le sang chaud ?

René Padieu
Statisticien, INSEE

 
Pénombre, Avril 1999